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Critiques de Joseph Conrad (615)
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Falk

Allez, venez ! Je vous emmène au vent. Ça vous dirait une petite virée dans les mers du sud ? Ça ne vous dérange pas si c'est Falk qui tient la barre ? Un brave type ce Falk, droit, carré, fiable. Il ne peut rien vous arriver…, enfin… sait-on jamais ?...



Falk est un récit emboîté, façon poupées russes, à trois niveaux, qui évoquent des personnages et des époques différents, ce qui, par définition, nous oblige à considérer l'ouvrage non comme une nouvelle mais comme un petit roman.



Sans chercher à tout prix un jeu de mots facile, Falk se situe entre deux eaux ; c'est à la fois un portrait type (agrémenté d'une brochette de quelques autres personnalités intéressantes) et à la fois une étude de moeurs.



Le récit est introduit de façon très classique, à la Maupassant ou à la Tourgueniev, ou, plus simplement, comme d'autres récits de Joseph Conrad, tels Jeunesse ou Au Coeur Des Ténèbres, à savoir qu'au cours d'une discussion entre amis, chacun y relate des souvenirs. Tous ces vieux loups de mer se sont réunis sur les bords de la Tamise, quelque peu en aval de Londres et évoquent des épisodes où ils ont eu soit à souffrir de la faim, soit à affronter un naufrage, soit à faire acte d'héroïsme, soit un peu des trois combinés.



C'est d'ailleurs à ce propos que l'un d'eux évoque son expérience surprenante dans un port lointain, qu'on imagine être Bangkok. Il y raconte comment il s'est vu confier la direction d'un navire marchand britannique, dont le capitaine était décédé en mer et dont l'équipage était lui aussi en fort mauvais état, dévoré par la fièvre, notamment.



Son navire à quai attendait patiemment son chargement et les quelques papiers administratifs qu'il est toujours impossible d'obtenir simplement. Durant ces longs jours et longues semaines, ce jeune capitaine fait la connaissance d'un navire allemand, dirigé impeccablement par le capitaine Hermann.



Ce dernier fait briquer son bateau comme un sou neuf et accueille à son bord toute sa petite famille, femme et piaillante marmaille, dans un confort presque inimaginable pour l'époque et pour la condition de marin. Mais ce n'est pas la seule personne de la famille à bord : il y a également une nièce, orpheline de dix-neuf ans, qui s'occupe activement des enfants de son capitaine d'oncle.



Il n'est probablement pas un seul officier blanc qui n'ait remarqué cette charmante jeune fille tellement ses atours sautent aux yeux, si bien que notre jeune capitaine ne tarde pas à être chaque soir sur le pont de la Diana, le navire d'Hermann. Il n'est pas le seul. Un certain capitaine Falk est aussi de chaque soirée et considère la demoiselle avec la plus grande attention.



Falk est à la tête d'un remorqueur à vapeur qui fait la navette sur le bras de fleuve qui sépare le port de la pleine mer afin de permettre aux grands voiliers de s'extraire de ce boyau peu praticable. Comme il est le seul à assurer ce service, Falk fait un peu la pluie et le beau temps sur le fleuve et impose tant ses conditions que ses prix. Cet homme taciturne, très droit de silhouette, au profil rigide, jouit d'une réputation déplorable parmi les marins sans que quiconque sache au juste exprimer pourquoi.



Qu'en sera-t-il lorsqu'il s'agira de remorquer les deux vaisseaux des deux capitaines amis ? C'est ce que je vous laisse le plaisir de découvrir par vous-même.



Joseph Conrad imprime un rythme assez particulier à ce roman où, à plusieurs reprises on change de registre de perception ; d'abord récit d'aventure, puis, manifestement histoire d'amour, pour finalement aboutir à une réflexion plus profonde et philosophique sur le jugement d'autrui et l'acceptation des moeurs, où il est notamment question de cannibalisme.



Un récit très bien mené, très agréable, qui, comme toujours chez Conrad, nécessite soit de très bonnes connaissances en navigation à voile, soit un lexique explicatif de qualité à portée de la main pour saisir tous les termes précis propres aux navires et à la navigation. Hormis ce petit bémol qui n'en est pas vraiment un, cette histoire m'est apparue fort plaisante et dépaysante.



Je vous la recommande donc très volontiers, mais gardez à l'esprit que ceci n'est qu'un avis, fruit tombé au sol d'une vieille branche passablement tordue et mal exposée, c'est-à-dire, bien peu de chose.
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Typhon

Le Nan-Shan chargé, est en route vers le port de Fu-Chau en mer de Chine, et à bord 200 coolies chinois qui rentre chez eux dans la région de Fo-kien après quelques années de travail dans les colonies tropicales, quand éclate le mauvais temps. le capitaine du navire MacWhirr, un irlandais de Belfast, homme timide sans caractéristiques particulières est aux commandes du récit, comme du navire. Un homme apparemment ennuyeux et taciturne, qui est toujours étonné qu'on puisse trouver des sujets de conversation avec les autres et vu le contenu des lettres écrites jadis à ses parents et actuellement à sa femme, il semble qu'il n'a pas grand chose à dire dans la vie. Un homme ignorant aussi aux maux de la Vie , qui semblent ne pas l'avoir effleuré jusqu'à présent. Mais voilà cette fois-ci il est en Mer de Chine, en pleine saison de typhons avec 200 chinois à bord et des seconds moins taciturnes et plus belliqueux que lui , seul à bord à décider de leur destin. Une fois la tempête éclatée, les donnes vont changer…….



C'est ma première lecture de Joseph Conrad. Je suis restée admirative de son anglais raffiné, ici foisonnant de termes marins, et de ses jeux de mots qui y rajoutent du peps et un zeste d'humour discret au texte. Bien qu'il n'ai appris l'anglais qu'à vingt-un ans étant d'origine polonais, sa prose n'a rien à envier aux grands écrivains anglais de sa génération.



Une lecture que je dois à la discussion sur le billet de bobfutur sur ce même livre, concernant la traduction d'André Gide trop littéraire qui a déplu à l'ami babeliote. Personnellement le temps d'une lecture j'ai pleinement vécu cette tempête et sa férocité, avec le capitaine et son second Jukes. Et au final ce MacWhirr peu apprécié par sa famille et ses subordonnés m'a bien plue , car c'est lui qui avec son calme, son caractère taciturne, sa logique et son attention méticuleux aux détails sauvera et le bateau et l'équipage et les passagers. La connotation politique du texte avec la présence des coolies, qui ici aussi grâce au bon sens de MacWhirr s'en sortiront sans trop de pertes est une autre richesse de l'histoire. Bref une nouvelle à découvrir, espérant que vous tombiez sur la bonne traduction.
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Au coeur des ténèbres

« Au cœur des ténèbres » a, depuis sa publication, fortement frappé les esprits et nombre d’artistes ont proposé des variations de cette œuvre, que ce soit au cinéma ou en littérature, la plus connue étant bien sûr le « Apocalypse now » de Coppola. C’est justement ma récente lecture d’une variation de l’œuvre de Conrad, « les profondeurs de la terre » de Silverberg, qui m’a donné envie de relire « au cœur des ténèbres ». Ma première lecture du roman remontait à bien longtemps, une quinzaine d’années, mes souvenirs du déroulé de l’intrigue étaient assez flous. Par contre, me restaient de cette lecture des sensations intenses, étouffantes, qui avaient durablement marqué mon esprit. Après cette seconde lecture, le roman de Conrad m’apparait encore plus comme un chef d’œuvre absolu. Ce roman très court compte moins de 200 pages mais en parait deux fois plus. Non parce qu’il serait ennuyeux, il ne l’est pas, mais par sa consistance, sa richesse, tant sur le fond que sur la forme.



Plus largement qu’une charge contre la colonisation, le roman est une dénonciation des rapports de domination. A l’époque où se déroule le récit, le Congo n’est pas encore une colonie belge. Si le roi des Belges, Leopold II, exerce une souveraineté de fait sur ce territoire, c’est à titre privé, par l’entremise d’une société belge dont il est l’actionnaire principal qui est propriétaire d’une vaste partie du territoire et en exploite les richesses, ivoire et bois. Dans la façon dont l’auteur dépeint comment une compagnie privée peut s’accaparer des richesses et exploiter honteusement les populations locales, il n’y a pas à pousser très loin pour y faire le parallèle avec les dérives du capitalisme.

A cette dénonciation de l’avidité humaine, s’ajoute celle, encore plus forte, de la nature cruelle de l’Homme. Le vernis de la civilisation n’est qu’un leurre, les ténèbres sont tapies dans le cœur de chacun, n’attendant que l’occasion pour reprendre le dessus. L’Homme occidental laisse libre cours à sa cruauté sans l’assumer, sa cruauté est hypocritement drapée dans les oripeaux de la volonté de civilisation du sauvage. Finalement, Kurtz qui s’est laissé dévorer par la jungle et qui est allé au bout de la folie n’est-il pas moins méprisable que tous ces Comptables et Directeurs ? Ces derniers ne sont d’ailleurs jamais nommés, ils se résument à leurs fonctions comme s’ils n’étaient même plus des êtres de chair et de sang. Au contraire de Kurtz dont l’âme est tourmentée mais qui, lui, en a une, ce qui lui permet un dernier éclair de lucidité L’autre personnage incarné du récit est Marlow, dont la fonction de témoin, d’observateur, en fait l’alter-ego du lecteur.



Rarement la jungle a été si bien dépeinte, prenant littéralement vie sous la plume de Conrad. L’auteur lui insuffle une personnalité envoûtante, inquiétante, si fascinante et insaisissable quelle transforme les Hommes qui lui sont étrangers. A la fois mère et maîtresse, elle peut consoler, aimer, mais aussi tuer ou rendre fou. Tantôt nourricière, tantôt meurtrière, elle est à la fois enveloppante et étouffante et toujours d’une beauté primitive, celle des origines. L’Homme dit civilisé prétend prendre possession de cette Nature sauvage, vanité qui ne peut que le perdre, physiquement et moralement. Ainsi, nombreux sont les membres de la compagnie à connaitre la maladie ou à perdre l’esprit.



Sur la forme, ce texte est d’une richesse infinie. Tout au long du récit, l’auteur utilise des jeux de correspondances, de rappels, de comparaisons qui offrent de nombreux axes de lecture.

Par de fines descriptions, Conrad fait appel aux sens du lecteur qui ressent la moiteur, l’exubérance de la forêt qui l’entoure. La lecture du « cœur des ténèbres » est très sensorielle.



« Au cœur des ténèbres » est un roman inconfortable à plus d’un titre, notamment dans la façon de refuser au lecteur une compréhension totale de ce qui se déroule. Beaucoup d’éléments restent finalement mystérieux, opaques, que ce soient des événements ou des personnages. Le lecteur n’aura pas d’explication définitive. Lui est laissé le soin d’interpréter le périple de Marlow à la lumière ce qu’il comprend de la nature humaine. C’est comme si le sens véritable des choses restait dans l’obscurité de la jungle. Comme le mystère de la nature sauvage, il échappe à une compréhension absolue. Le sens profond, on le pressent, on le devine, sans toutefois pouvoir en saisir l’entièreté.



A l’image de la nature dépeinte, l’écriture est envoûtante. Sombre, poétique, la plume est teintée d’une ombre de mystère comme la jungle est nimbée de brume.

Certains passages sont fracassants de beauté tant dans ce qui est évoqué que dans la façon de le faire.



Cette seconde lecture de cet immense roman n’est sans doute pas la dernière tant je suis certaine que je pourrai encore et encore y découvrir des beautés, des horreurs, en tout cas de la grandeur.

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Au coeur des ténèbres

"Au cœur des ténèbres" est le livre qui a inspiré la trame principale du film "Apocalypse now" bien qu'ayant été écrit un siècle plus tôt.

j'aime le film, et la curiosité de comprendre et comparer m'a bien évidemment titillé, les adaptations sont parfois fidèles, mais pas toujours.

C'est un livre à peu près impossible à résumer, disons que sa trame est particulière.

Le capitaine Marlow qui doit prendre le commandement d'un vapeur échoué sur un fleuve d'Afrique en remplacement du précédent capitaine décédé va découvrir une situation à laquelle il ne s'attendait pas, il voulait de l'aventure et du dépaysement, il va être servi au-delà de toute attente...

Un périple dans une région quasi inexplorée et inhospitalière, une quête qui se dessine étrangement en cours de route avec un objectif qui gagne en substance au fur et à mesure de la progression.

Le bon sens et la perception de la réalité de Marlow vont s'altérer et basculer de façon étrange, en s'enfonçant au cœur de l'inexploré, il va se confronter à l'inconnu sur différents plans, un voyage aux portes de la folie et de l'irrationnel.

Si vous avez lu et aimé "Le voyage d'Anna Blum" de Paul Auster, alors vous apprécierez "Au coeur des ténèbres" car la similitude est évidente, jusque dans le style, dense, envoûtant et tout en monologues.

Pour en revenir à "Apocalypse now", l'influence du roman est évidente, le réalisateur a même gardé le nom de Kurtz, à part la transposition de l'histoire au Vietnam pendant la guerre, l'essentiel est là et c'est la même descente aux enfers qui est proposée au lecteur, une lecture assez fascinante et parfois dérangeante.
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Au coeur des ténèbres

D’abord, prendre le temps d’observer sur internet la vieille photographie de Joseph Conrad prise en 1904 par George Charles Beresford, découvrir avec fascination son regard usé de fatigue qui trahit une histoire tragique et révèle sa vision pessimiste du monde. Impossible d’imaginer ce visage en train de sourire. Ses rides, cicatrices de sa carrière maritime, marquent sous ses paupières les lignes de ses romans et nouvelles.

Puis, ce récit miroir dans les eaux troubles du fleuve et des âmes damnées. Conrad devait passer trois ans dans l’Etat libre du Congo, propriété privée de Leopold II, roi des belges, pour y travailler comme capitaine de Steamer mais il fut rapatrié au bout de six mois. Dans ses bagages, il ramena une dysenterie et un profond dégoût pour ses congénères, choqué par leur barbarie quand, éloignés de tout, ils se débarrassent de tous les interdits. Si pour Rousseau l’homme né bon, Conrad souligne qu’il ne peut retrouver son pucelage d'angélisme une fois qu’il a été corrompu par la société. Nul ne peut être reniaisé.

Peut-être frustré de n’avoir pu aller au bout de son aventure, Conrad charge Charles Marlow, alter égo fictif que l’on retrouve aussi dans « Lord Jim », de boucler son voyage. Son périple devient celui de son personnage, puis celui de millions de lecteurs. Les hélicoptères de Coppola suivront. En bande son, bien sur, la chevauchée des Walkyries de Wagner et The End des Doors.

Le jeune marin remonte le fleuve Congo et le temps vers le commencement du monde à la recherche de Kurtz, idéaliste et collecteur d’ivoire. Le chemin initiatique qui mène à Kurtz, c’est une traversée de l’horreur. Nul ne s’amuse lors de cette croisière. En s’enfonçant dans ce milieu hostile, Marlow ne fait pas que tourner le dos à la civilisation, il pénètre les recoins les plus sauvages de la nature et primitifs de l’homme.

Au fil des pages, impossible de ne pas prendre conscience que Marlow ne trouvera pas le cœur des ténèbres sur une carte mais dans la dégénérescence de Kurtz. Le personnage le fascine autant qu’il le répulse. Il se refuse d’écorner le mythe et cette ambivalence participe à la beauté trouble du récit. Il épargnera la mémoire du dément auprès de sa femme et de ses fidèles.

Marlow a croisé le regard de Marlon, qui a perdu la tête... Kurtz Brando, c’est aussi un peu « l’homme qui voulait être roi » de Kipling. De l’avidité des colonialistes blancs à la cruauté envers les africains, les mots de Conrad, s’ils ne jugent pas Kurtz, balafrent la corruption de l’impérialisme dans ces territoires perdus.

L’auteur n’oublie pas de décrire l’absurde de certaines situations dont il a été témoin comme le bombardement à l’aveugle de la jungle par un navire français et le ridicule de certains personnages. Certaines scènes d'Apocalypse Now, touchées par la grâce, transcendent ces passages.

On entend presque un dialogue entre le film et le livre. il ne s'agit pas d'une adaptation mais d'une conversation.

C’est la lecture récente de « Ténèbres » de Paul Kawczak, premier roman très inspiré du récit de Conrad, à la trame plus charnelle, qui m’a donné l’envie de replonger dans les eaux troubles d' Au cœur des ténèbres dans la traduction très réussie de Jean Deurbergue.

This is the end.

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Au coeur des ténèbres

Le capitaine Marlow est chargé de récupérer Kurtz, un chef de poste en Afrique équatoriale. Après une longue remontée du fleuve Congo sur un vieux vapeur rouillé il trouve l'homme moribond. Celui-ci, devenu le gourou d'indigènes dont il se sert pour collecter l'ivoire, ne tarde pas à mourir, mais Marlow reste fortement impressionné par ce philanthrope qui a basculé et s'est mué en tyran sanguinaire.



Rencontre avec le mal, rencontre avec un homme civilisé qui n'était pas préparé à la vie sauvage, primitive et fabuleuse de l'Afrique, Au coeur des ténèbres n'est pas une charge contre le colonialisme mais une réflexion sur le côté obscur de l'homme prêt à émerger à tout moment. Un livre sombre, envoûtant et indélébile.

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Au coeur des ténèbres

Je n'ai pas accroché à ce texte de Joseph Conrad au point que, malgré sa brièveté, j'ai dû effectuer plusieurs retours en arrière pour comprendre à quel point de l'histoire ma lecture se situait.



Les descriptions de la mer, de l'estuaire de la Tamise, de la jungle africaine présentent un intérêt indiscutable. Pour le reste, cela m'a semblé extrêmement confus, les ambitions du narrateur sont très changeantes et n'aboutissent guère, son envoûtement pour un personnage quasiment mythique qu'il a à peine connu paraît peu crédible et la fin qui voudrait accroître l'intensité dramatique du roman, intensité que personnellement je n'ai pas ressentie, tournerait presque à l'eau de rose.



La dénonciation du colonialisme ne m'a pas non plus être le principal propos de cette oeuvre, pas plus que celle de la course aux richesses. Je préfère de très loin lire Alan Patton ou Romain Gary.



Un livre qui m'a vraiment laissé au coeur des ténèbres.
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Au coeur des ténèbres

"Au coeur des ténèbres" est le récit d'une descente aux Enfers, ou plutôt d'une remontée aux Enfers devrais-je dire pour être précise, puisqu'il s'agit de remonter en vapeur le terrifiant et interminable fleuve Congo, long serpent d'eau qui relie l'océan à un continent alors sauvage, proie des colons trafiquants d'ivoire.



Joseph Conrad relate avec une efficacité redoutable le périple de Marlow, marin anglais ayant voulu "tâter de l'aventure africaine". Publié en 1899 et largement inspiré du propre vécu de l'auteur ayant lui-même navigué au Congo, le récit est stupéfiant de réalisme et glace les sangs à plusieurs reprises. Marlow, engagé par une compagnie belge, doit remonter le fleuve afin de rétablir le contact avec un certain Kurtz, agent en charge de l'exploitation de l'ivoire, prétendument fossile.



Au-delà des dangers de la remontée fluviale dans la jungle luxuriante et hostile, du cannibalisme ambiant des membres de l'équipage autochtone, de la corruption des administrateur de la Compagnie, de l'animosité des "sauvages" qui voient en l'homme blanc une divinité à craindre ou à vénérer, de la violence du climat, des rites, des fièvres et de la pénurie des fournitures les plus élémentaires, c'est une atmosphère délétère fort oppressante qui se met rapidement en place et enveloppe le lecteur et les protagonistes dans une même brume paludéenne. Arrivée tant bien que mal à destination, l'équipée doit faire alors face à l'insécurité, au mystère, à l'inconnu et à l'épouvante dans l'espoir d'extrader Kurtz, un "génie universel" aux prises avec la sauvagerie des instincts les plus primaires.



Roman court mais envoûtant, "Au coeur des ténèbres" est un voyage inconfortable qui génère le malaise et la peur, autant que la fascination et l'excitation.





Challenge MULTI-DÉFIS 2016

Challenge PETITS PLAISIRS 2016

Challenge BBC

Challenge 19ème siècle 2016
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Typhon

André Gide, traducteur de cette version (folio simple), écrivait :

« Nul n’avait plus sauvagement vécu, que Conrad; nul ensuite, n’avait soumis la vie à une aussi patiente, consciente et savante transmutation d’art. »

Une cargaison de biographies, forcément, existe sur ce géant. J’imagine qu’en cherchant un peu, on pourrait préciser la ou lesquelles lire, tant sa vie est semblable à un grand roman.

(suggestions bienvenues)

Cette vie dont il a fait le matériau principal de son oeuvre, confirmant qu’il ne faut pas chercher bien loin hors de soi pour trouver de bonnes histoires à raconter, surtout quand on s’engage dans la marine marchande…

Ce « Typhon » est bien inspiré d’une histoire vraie, comme Conrad l’explique clairement dans ces « notes de l’auteur », absentes dans cette édition, mais publiée dans la version recueil, dont la lecture précise l’intention de l’auteur :

« De même que dans la plupart de mes ouvrages, ce ne sont pas les évènements eux-mêmes sur lesquels j'insiste ; mais l'effet qu'ils font sur les personnages »

« Cette affaire, dont l'intérêt ne résidait pas, cela va sans dire, dans le mauvais temps, mais dans l'extraordinaire complication que créait, dans la vie du navire, à un moment d'exceptionnel gros temps, l'élément humain qui se trouvait au-dessous du pont »

« La difficulté financière de l'affaire, qui présentait aussi un élément humain, avait été résolue par un esprit beaucoup trop simple pour que pût le troubler quoi que ce fût au monde »

Et enfin à propos de son personnage principal :

« MacWhirr… avec son esprit littéral et son indomptable tempérament… est le produit de vingt années d'existence. Ma propre existence. L'invention consciente a eu fort peu de part à sa création. S'il est vrai que le capitaine Macwhirr n'a jamais marché ni respiré sur terre… je puis assurer à mes lecteurs qu'il est parfaitement authentique. »

C’est après avoir lu tout ceci que j’ai réellement pu apprécier cette histoire; il m’apparait donc nécessaire de recopier ces lignes pour ceux qui, de par la version lue, seraient passés à côté, bousculés aussi peut-être par cette traduction d’André Gide qui semble manquer de discrétion… apparement trop « littéraire » par rapport au texte original (je fais confiance à des babéliotes avisés), la version de François Maspero serait bien meilleure…

Un jour, peut-être, au détour d’un bouquiniste… pour ne pas finir noyé dans sa baignoire… la famille haïe enfermée dans le placard…

…donc une note assez basse avant tout pour la traduction…
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Jeunesse

Trois hommes sont attablés autour d'une bouteille, l'un d'eux, Marlow, se souvient...

Il va raconter son premier engagement en temps que second dans la marine marchande à bord de "La Judée", il a tout juste vingt ans et convoyer du charbon de Londres à Bangkok est pour lui le summum de l'aventure, il est jeune, plein de vie et d'envies, il se sent invincible.

C'est un court récit qui va se révéler passionnant à suivre, car il va se passer pas mal de choses, même les haltes forcées vont être intéressantes car la narration est simplement brillante, l'auteur devait être fasciné par la mer.

Si l'on considère que cette nouvelle a été écrite en 1898, soit il y a plus de 120 ans, on ne peut qu'être étonné par le style qui se révèle très actuel voire moderne.

J'ai découvert Joseph Conrad grâce à mes pérégrinations sur Babélio et je voulais initialement lire "Au cœur des ténèbres", "Jeunesse" étant en première partie dans mon édition constitue donc une lecture "accidentelle" que je ne regrette absolument pas, j'ai simplement adoré, le hasard fait souvent bien les choses.
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Le Duel

En garde !

Les nouvelles sont tellement mauvaises qu’il est important d’en lire quelques-unes de bonnes en ce moment.

Bonnes nouvelles pour le lecteur mais pas forcément pour les deux belligérants du récit, les officiers hussards Féraud et d’Hubert qui occupent les quelques permissions accordées pendant les guerres Napoléoniennes à se défier dans des duels. Leurs escarmouches vont même aller au-delà puisqu’elles vont durer presque vingt ans. Pas de Restauration dans les relations.

L’origine futile de la querelle relève presque du vol de goûter dans une cour d'école mais elle va participer à la construction de la légende des deux militaires. Féraud, rude et rustre gascon se vexe d’être dérangé dans un salon par l’élégant bourgeois D’Hubert, mandaté par sa hiérarchie pour le consigner chez lui suite à un duel trop sanglant contre un fils de famille. Il ne s’agit donc pas de laver sans adoucissant l’honneur d’un mari trompé et on est bien loin d’une vengeance à la Edmond Dantès. Mais rien ne peut plus arrêter l’engrenage de ces multiples confrontations.

Les carrières prestigieuses des deux hommes évoluent grâce à leur bravoure sur les champs de bataille mais leur animosité ne faiblit pas et chaque rencontre constitue une occasion pour s’affronter à l’épée, au pistolet, au sabre laser (non, là je m’emballe), enfin tout ce qui leur tombe sous la main, à pied ou à cheval.

Conrad s’inspira à priori d’une histoire vraie pour décrire cette histoire d’honneur, d’amour- propre et de testostérone dont d’Hubert mesure l’absurdité mais qu’il ne peut faire cesser de peur de ruiner ses ambitions et sa réputation. Féraud, aux origines populaires, trouve dans le duel un prestige qui lui permet de s’en prendre aux « bien nés ». Il s’agit aussi d’un duel de classe et Féraud chasse les galons pour se tenir au niveau de son adversaire car les duels n’étaient tolérés qu’à grade égal.

Duel et littérature font bon ménage puisque nos plus grands auteurs s’y sont risqués : Victor Hugo et Alexandre Dumas par exemple. Certains poètes y ont même laissé la vie comme Alexandre Pouchkine. Pas étonnant donc que tant de romans célèbres intègrent de ces moments si romanesques et inoubliables. Valmont, Rodrigue, Hamlet, D’Artagnan, Dantès, Georges Duroy, Eugène Onéguine et tant d’autres nous ont joué le coup du face à face à potron minet à l’orée d’un bois, dans le brouillard et en jaquette blanche. Et à chaque fois, je marche, je compte les pas avec les témoins et j’attends fébrilement le verdict des armes. Un vrai gamin.

La pratique est heureusement passée de mode (le dernier duel connu opposa Gaston Deferre à René Ribière en 1967) mais avouons que cela nécessitait quand même un peu plus de courage que les tweets injurieux et anonyme.

Il y a autant de panache dans cette histoire publiée en 1908 que dans l’écriture de Conrad. Il ne masque en rien le côté absurde de cette aventure mais on se prend peu à peu d’affectation pour des personnages aux premiers abords pourtant bornés et arrogants.

Je n’avais par contre pas gardé un souvenir impérissable du film « les duellistes » de Ridley Scott tiré de cette nouvelle, en dehors de la performance d’Harvey Keitel.

Ce n'est pas l'œuvre la plus connue de Joseph Conrad mais elle mérite de faire sonner le réveil à l'aube pour assister à ces duels.



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Au coeur des ténèbres

Congo, fin du 19ème siècle. le pays n'est pas encore une colonie belge, mais la propriété personnelle du roi Léopold II, qui en exploite les ressources, surtout l'ivoire.



Le capitaine Marlow (alter ego de Conrad), jeune marin anglais tenté par l'aventure africaine, débarque en Afrique équatoriale pour prendre le commandement d'un vieux vapeur branlant dont le capitaine est décédé récemment. Marlow est chargé de remonter le fleuve Congo pour aller récupérer un certain Kurtz, responsable d'un comptoir à Stanley Falls et grand pourvoyeur d'ivoire aux méthodes supposément immorales.



Marlow est fasciné par ce qu'il apprend sur ce personnage, dont on lui parle beaucoup mais qu'au final il verra et entendra fort peu, puisque l'homme est moribond quand il le retrouve enfin : un parfait gentleman, cultivé, intelligent, artiste à ses heures mais qui, au contact de cette terre africaine, de ses habitants, de sa nature sauvage et luxuriante et de son climat implacable, n'aurait plus écouté que sa cupidité et son obsession pour l'ivoire, et aurait tombé le masque de la civilisation pour basculer dans une sauvagerie absolue.



Tout au long de son périple, Marlow est envahi de sentiments troubles, contradictoires. Il perçoit tour à tour la jungle qui borde le fleuve comme un refuge maternel, matriciel mais, le plus souvent, comme un monde de dangers et de ténèbres. Marlow est constamment assailli par une sensation d'étrangeté et de mystère, enveloppé au propre et au figuré par la brume qui sourd tant de l'eau et de la forêt que de son esprit tourmenté. Et quand par moments le flou se dissipe, il est aveuglé par un soleil écrasant ou une nuit infernale.



Ce roman dénonce la domination de l'Homme Blanc dit « civilisé » sur le « sauvage », l'appropriation, l'exploitation et la spoliation des richesses d'un pays sans la moindre considération pour sa population, sauf dans la mesure où elle peut servir de main-d'oeuvre, et qui à ce titre subit des cruautés sans nom.



Marlow/Conrad remonte le Congo tout autant qu'il remonte le cours de l'âme humaine pour tenter de comprendre ce qu'elle comporte de part sombre, et pourquoi et comment cette obscurité, chez certains, se révèle au grand jour.



Un roman sombre, envoûtant, fascinant, oppressant, qui n'explique pas tous les événements ou comportements. Ce mystère, ces incertitudes, sont inconfortables pour le lecteur, comme ils l'ont sans doute été pour Marlow/Conrad. Ce dernier ne s'est pas lancé dans d'hypothétiques explications, pressentant probablement que la vie, l'âme ne seront jamais entièrement explicables. Savoir qu'on ne sait pas, un signe de l'intelligence et de la sagesse qui caractérisent ce roman très riche, à lire et à relire.
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L'Agent secret

Voilà un roman extraordinaire, mélange d'espionnage, d'étude de mœurs, de polar… voire un thriller si Joseph Conrad n'avait eu la détestable idée de divulgâcher dans sa « Note de l'auteur » en ouverture de cette édition.

À qui se fier ? On arrive à comprendre qu'un sous-doué du marketing chez l’éditeur soit suffisamment crétin pour le faire en quatrième de couverture, mais à quoi donc pensait Conrad ? II s’imagine que l'histoire est universellement connue, notamment parce qu’elle reprend des éléments d'un attentat anarchiste réel ? Ou alors, c’est une façon de nous glisser que l'intrigue et le suspense n’en sont pas le principal ?



Le marketing de l’éditeur, lui, nous informe que Jorge Luis Borges « disait qu’elle était [cette histoire] le meilleur des romans policiers qu’on ait jamais écrits. »

Évidemment, je n’ai pas retrouvé la trace de cette affirmation dans ses œuvres complètes dans la Pléiade. Laquelle est loin d’être exhaustive, malheureusement. Son panthéon du roman policier, mentionné plusieurs fois dans des articles ou conférences, est plutôt constitué d’Edgar Allan Poe (pour lui, inventeur du genre), Gilbert Keith Chesterton et Wilkie Collins.

Mais Borges a quand même écrit sur ce livre, dans une critique cinématographique qui assassine son adaptation par Hitchcock :

« Il est indubitable également que les faits rapportés par Conrad ont une valeur psychologique et seulement une valeur psychologique. Conrad propose à notre compréhension le caractère et le destin de Mr. Verlog, homme paresseux, obèse et sentimental, qui parvient au crime par confusion et par crainte. »



Cette finesse dans la description des personnages et situations a été remarquée dès la parution originale, puisque dans sa préface, l’auteur est tout heureux de s’en vanter en notant,

- à propos des milieux diplomatiques qu’il décrit : « je fus ravi d’apprendre qu’un homme avisé et expérimenté avait déclaré que Conrad avait sûrement fréquenté ce milieu-là ou qu’il possédait une excellente intuition des choses » ;

- à propos de sa description des milieux anarchistes : « un visiteur américain m’informa que toutes sortes de révolutionnaires réfugiés à New York maintenaient que le livre avait été écrit par quelqu’un qui les connaissait bien ».



Il embrasse plus large, mettant à profit sa découverte de l’immensité et de la diversité du Londres de la fin du XIXe siècle, ville monde : « Il y avait place en elle pour n’importe quelle intrigue, assez de profondeur pour toutes les passions, assez de variété pour tous les décors, assez de ténèbres pour y enterrer cinq millions de vies ».

Et il traite tout ces petits mondes, nous révèle leurs pensées intimes, avec un humour narquois et distancié, ce qui donne l’impression très agréable d’un livre écrit hier.



Bref, je suis en train de m’infatuer de Joseph Conrad et ce livre en est un jalon important, notamment parce que je le trouve bien plus digeste que l’apocalyptique Au cœur des ténèbres.
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Le nègre du ''Narcisse''

"J'ai sorti la grand'voile

Et j'ai glissé sous le vent. Sous le vent!

Fais comme si je quittais la terre. J'ai trouvé mon étoile

Je l'ai suivie un instant

Sous le vent..." Céline Dion et Garou.



Larguez les amarres, nous avons le vent en poupe, embarquez avec Joseph Conrad sur le "Narcisse" qui quitte Bombay pour l'Angleterre, en passant par le Cap de Bonne espérance.

Ce ne sera pas une croisière de plaisance!



James Wait est marin et noir. Noir, pas fin saoul comme un marin en bordée. Il est noir, vraiment noir...

" Les blancheurs de ses dents et de ses yeux luisaient distinctement, mais sa figure...était noire."



James est le dernier matelot à bord, mais il est le premier à être malade.

Il tousse beaucoup et ne peut travailler, un moyen pour échapper aux corvées ?



Méfiance, indifférence ou compassion... Branle bas de combat.

Comment vont réagir les 17 membres de l'équipage, par rapport à la différence? Celle de la couleur de peau, de la maladie et du malheur d'autrui?



Il y a Singleton le vieux loup de mer, Craik le bagarreur, Donkin le râleur et tire-au-flanc...

Quelques-uns sont de vraies têtes de noeuds, certains tiennent la barre, d'autres gardent le cap, face au vent de travers... Il faut veiller au grain !

Car le bateau va essuyer une effroyable tempête !

Il y a aussi un chat... noir, à bord. L'animal peut-il conjurer le sort (ce matelot agonisant) ou va-t-il porter malheur, car un homme va mourir ?



Comment lutter contre la mort et la vaincre?

Parés à virer lof pour lof?

Un début de mutinerie, le rafiot prend l'eau, les rats quittent le navire?



J'ai un peu chaloupé, n'ayant pas le pied marin, sur les termes techniques et maritimes de l'auteur. Il était marin ( brevet de "capitaine au long cours" en 1886) avant de devenir écrivain, c'est son troisième roman.



"Ce sont les voiliers qui ont découvert le monde, et ils charrient, dans leurs sillages, bien des légendes".Olivier de Kersauson.

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Au coeur des ténèbres

Rencontre manquée avec ce classique, dont l'auteur semble être une valeur sûre pour beaucoup de lecteurs. Un genre de nouvelle avec laquelle j'ai voulu débuter les vacances d'été pour son ambiance chaude de brousse africaine, le dépaysement d'un voyage au coeur des colonies, dans ces ténèbres de l'Afrique noire qu'illumine encore le commerce de l'ivoire. Malheureusement, il ne m'a pas transportée. J'ai mis beaucoup de temps à entrer dans le récit qui démarre un peu artificiellement, et qui se poursuit dans un trajet et un décors que les mots de Conrad n'ont pas suffit à esquisser dans mon imaginaire. Les dialogues m'ont souvent paru peu intéressants ; j'ai l'impression d'être passée à côté de tas de références que les notes de bas de pages imposantes ne cessaient de faire surgir au cours de phrases qui me semblaient déjà peu palpables et étaient ainsi rendues plus hachées encore. J'ai trouvé les idées parfois sans lien apparent, malgré les métaphores entraperçues qui auraient pu pimenter mon "chemin d'eau sans fin". J'ai approché de beaux passages d'aventure mystérieuse au milieu, mais trop tard et trop peu développés pour que je pénètre réellement Au coeur des ténèbres. Bref, une forêt de mots qui ne m'a pas happée, et une progression qui m'aurait peut-être parue plus intéressante en roman, pour avoir une chance de m'immerger dans l'ambiance. Là, je suis restée en surface des choses, des événements et des gens, je n'ai fait qu'effleurer leur profondeur fantasmée. Faux départ dans mes lectures de vacances, donc. J'espère avoir mieux choisi les suivantes, sinon elles iront nourrir les cabanes à livres sur la plage, en quête d'un explorateur mieux préparé au voyage !





« Il est impossible de communiquer la sensation vivante d'aucune époque donnée de son existence - ce qui fait sa vérité, son sens - sa subtile et pénétrante essence. C'est impossible. Nous vivons comme nous rêvons - seul… »





Propos très pertinent auquel j'ajoute : Et comme nous lisons, car je me suis sentie bien seule, dans cette lecture.





« La lecture est une amitié », paraît-il ; mais on ne peut pas être ami avec tout le monde !
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Lord Jim

Jim, âme démesurément romantique, pour qui le devoir et l’honneur comptent plus que tout, se trouve hanté par l’humiliation et la honte suite au naufrage du Patna sur lequel il servait. Cette impuissance à surmonter cette épreuve est une tache qui souille ses idéaux de droiture et de pureté. Au cours de son procès, il rencontre Marlow, le narrateur de l’histoire et se confie progressivement à lui.



Jim est un être entouré d’une « épaisse brume » qui ne laisse paraître son âme que par trouées fugaces. Marlow se prend d’amitié pour lui et tente de lui trouver une situation. Il se sent le devoir de venir en aide à celui dont il rappelle régulièrement et d’une façon mystérieuse, dans un esprit de forte solidarité entre marins : « Car c’était l’un des nôtres. »



Dans ce roman où, somme toute, les faits sont très simples, tout est affaire de perception et de psychologie. Très vite, le style très dense crée une atmosphère épaisse et lourde. Les points de vue se multiplient ainsi que les transitions abruptes. Les récits s’imbriquent comme des poupées russes avec, d’une part, Jim racontant à Marlow et, d’autre part, Marlow relatant ce récit à des amis après un dîner, en l’entrecoupant des descriptions et interventions d’autres personnages. La narration n’est pas linéaire. Conrad est coutumier de ce type de mise en abyme : l’effet d’éloignement confère un caractère mythique au récit conté.



Il m’apparaissait au départ que Conrad décrivait les choses d’une manière trop exhaustive et semblait vouloir surcharger l’histoire de notes dissonantes. Il crée ainsi un effet d’étrangeté et ce qui semblait n’appeler qu’une seule conclusion ouvre d’autres possibilités. La description des états d’âme est poussée et pourtant elle me fait perdre pied. Dans cette narration éclatée où les scènes s’entrechoquent, je me suis senti comme dans un rêve sombre et engourdissant, dans lequel nombre de retours en arrière et changements de perspective brouillent les repères.



L’histoire de Jim est délayée dans des longueurs qui deviennent suffocantes, presque lassantes et cependant elle acquiert un pouvoir de fascination, malgré le peu d’actions de cette histoire. Jim apparaît à Marlow par moments inconsistant, résigné et très éloigné et à d’autres piqué au vif dans une attitude de rébellion et d’orgueil ; Marlow ne parvient pas à bien cerner sa personnalité et ses motivations. Il y a chez Jim quelque chose de saturnien : il semble être un astre solitaire habité par la mélancolie qui évolue dans des contrées sidérales vastes et éloignées du soleil. Il est comme possédé par une sorte de « vague des passions ».



Jim est ainsi dépeint comme « une formidable énigme » insondable dont on peut seulement percevoir quelques traits partiels comme « des éclairs au milieu de la nuit ». La réalité, ou ce que Conrad nous présente comme tel, est décrite avec une telle intensité qu’elle en devient presque irréelle. Elle se dérobe sans cesse aux investigations pour laisser le narrateur et le lecteur dans une grande perplexité. On perçoit seulement une lumière confuse comme le « halo de la lune à travers les nuages ».



La narration, semblable à un maelström, est construite comme un bouillonnement de souvenirs remontant à la conscience de Marlow. Il raconte l’histoire en associant des souvenirs par analogie qui viennent nourrir, parfois éclairer et souvent brouiller le propos principal. Dans une atmosphère oppressante, suffocante, densifiée par un style riche, foisonnant et dissonant, créant une vision où se superposent plusieurs dimensions donnant une vue d’ensemble qui met mal à l’aise par sa profonde bizarrerie, le fil conducteur de l’histoire devient flou et le récit se mue en une vertigineuse descente remplie d’échos (car les voix de la narration sont démultipliées) où la notion de temps n’a plus rien d’unifiée.



Je ne peux m’empêcher de voir une portée philosophique dans cette histoire :

le déclin et la mort des principes de noblesse, d’honneur et de courage face à l’écrasant et implacable pouvoir grandissant du matérialisme et du profit ; le triomphe du progrès qui amène avec lui une crise de conscience et un chaos magistralement rendus par la narration. Roman aux allures de tragédie grecque, Lord Jim me semble être l’allégorie du crépuscule d’un monde.
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La Ligne d'ombre (une confession)

Ce court roman de Joseph Conrad écrit fin 1916, au coeur de la première guerre mondiale, est le récit d'une initiation, du passage à l'âge d'homme d'un jeune marin à l'occasion de son premier commandement d'un navire dans la région lointaine des mers d'Orient.

Rédigé à la première personne, et sous-titré Confession, il ne fait aucun doute qu'il est largement autobiographique, ce qui lui confère toute sa valeur, tant le témoignage est fort et évident à la fois, imprégné de l'expérience personnelle de l'auteur, ses forces mais aussi et surtout ses doutes et angoisses.



S'il n'était question dans ce roman que de péripéties maritimes, je suis certaine que je ne lui aurais pas attribué sans hésitation cinq étoiles. Bien sûr, un bateau et un jeune capitaine sont les points d'ancrage du récit, mais la ligne d'ombre, indécise et insaisissable en est paradoxalement le gouvernail, le fil rouge en quelque sorte, et c'est elle qui symbolise pour moi tout le talent narratif de Conrad, son originalité.

"Oui, on va de l'avant. Et le temps, lui aussi, va de l'avant — jusqu'au jour où l'on aperçoit devant soi une ligne d'ombre annonçant qu'il va falloir aussi laisser en arrière la région de la prime jeunesse."

Cette ligne virtuelle donc forme une frontière entre jeunesse et âge adulte, entre réalité et imaginaire aussi - Conrad flirte souvent avec le surnaturel mais sans s'y laisser aller vraiment.



Il règne à bord de ce court roman, une atmosphère singulière de confidence, d'émotion simple qui m'a touchée. Si j'ajoute que l'écriture est magnifique, vous aurez compris qu'il porte, pour moi, la marque du roman qui sort de l'ordinaire, de l'authentique chef d'œuvre.



"Un navire arrivant du large et qui replie ses ailes blanches pour prendre du repos a quelque chose d'émouvant."

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Au coeur des ténèbres

Ce livre m'a ensorcelée…à l'image de la couverture que je trouve particulièrement bien trouvée, « La charmeuse de serpents » du Douanier Rousseau…Même exotisme, même fascination, même atmosphère. Il m'a fallu le lire à voix haute tant je le trouvais tout d'abord complexe et alambiqué. Peu à peu le charme a opéré, j'ai été mordue. Les phrases, murmurées, d'une poésie exotique magnifique, ont diffusé leur venin pour laisser une empreinte singulière, l'empreinte funeste du coeur des ténèbres dans lequel ce livre nous invite, jusqu'à nous étouffer.



Joseph Conrad nous convie à suivre ses pas, à prendre le chemin que lui-même avait déjà emprunté, direction le coeur des ténèbres du Congo belge, vaste jungle primaire habitée par des peuplades primitives, où se trouve le précieux ivoire pour lequel les pèlerins blancs sont prêts à tout, y compris à faire éclore leurs propre ténèbres.



« le mot “ivoire” passait dans l'air, tour à tour murmuré ou soupiré. On eût cru qu'ils lui adressaient des prières »



Mais avant de partir dans la folie congolaise, il faut passer par la Belgique pour se faire engager. Conrad compare Bruxelles à un sépulcre blanchi, la mort étant évoquée à travers ces deux femmes tricotant devant le bureau du Directeur de la Compagnie des Indes, tressant « leur laine noire comme pour en faire un chaud linceul », funeste présage avant même le départ que raconte un certain Marlow, sorte de double de l'auteur. La visite au docteur, obligatoire pour tous les engagés, lui fait craindre le pire, le médecin lui mesurant la tête, l'interrogeant sur l'existence ou non de problèmes psychiatriques dans la famille...Peu reviennent du Congo belge, du moins peu en reviennent sain d'esprit…La Nature sauvage, puissante, impérieuse, diffuse ses ténèbres aux hommes qui basculent alors dans la sauvagerie la plus primaire.



Ce passage de l'un à l'autre, cette inoculation hallucinante, si je peux dire, des ténèbres de la Nature à celles des hommes, ce processus d'ensauvagement des hommes blancs, est narré de façon sublime, très imagée. Conrad, en auteur de la mer, emploie souvent des images maritimes, celles des vagues impétueuses. le but de l'auteur est de montrer comme les forces morales des hommes blancs (Conrad les appelle les pèlerins tant ils se pensent investis d'une grande mission civilisatrice), soi-disant civilisés, alors qu'ils ne font que piller l'ivoire, s'effondrent progressivement comme ensevelies, submergées par cette Nature foisonnante qui semble deviner leur sombre dessein.



« Des arbres, des arbres, des millions d'arbres, massifs, immenses, jaillissant très haut ; et à leur pied, serrant la rive à contre-courant, se trainait le petit vapeur encrassé, comme un bousier paresseux rampant sur sol d'un noble portique ».



Ce livre raconte l'aventure du capitaine Marlow et sa rencontre avec Kurtz, héros personnifiant précisément les sombres dérives de l'homme bousculant dans la sauvagerie. Sans doute que via Marlow, Conrad se libère des images noires qui l'ont habité lors de son propre séjour dans la folie congolaise.

C'est un récit pittoresque, exotique, empreint d'un certain racisme, celui qui avait cours à cette époque. L'auteur dénonce certes la cupidité des hommes blancs, leur petitesse, l'impérialisme de Léopold II, tout en regardant les hommes noirs avec une certaine condescendance. En ce sens, on ne peut pas vraiment dire que ce livre soit un réquisitoire contre le colonialisme. C'est bien plutôt un récit sincère, sombre et sans espoir, inscrit dans son époque, qui veut montrer que, dans le cadre du colonialisme, toute civilisation tombe dans la sauvagerie. Conrad reste bien du côté du colon, dans un regard eurocentré avec les biais racistes de son époque, mais un regard sombre et amer, me semble-t-il.



« Ils braillaient, sautaient, pirouettaient, faisaient d'horribles grimaces, mais ce qui faisait frissonner, c'était bien la pensée de leur humanité – pareille à la nôtre – la pensée de notre parenté lointaine avec ce tumulte sauvage et passionné. Hideur. Oui, c'était assez hideux ».



Ce regard des colons, entachés de clichés et de racisme, entraine en effet inévitablement une rencontre ratée avec cette Afrique vue à travers le filtre de la force primaire, de l'anthropophagie, de la bestialité et d'où émane « L'odeur de boue, de la boue des premiers âges ». Cette façon d'être en Afrique ne peut que venir ronger leurs rapports avec ces tribus, dresser un mur et les enliser jusqu'au pourrissement. Comme rejetés, crachés, vomis. le coeur des ténèbres victorieuses au battement régulier et sourd comme ce bruit régulier de tam-tam entendu souvent derrière l'épais rideau d'arbres.



J'ai aimé la façon dont Conrad entoure de mystère cet homme dont tout le monde parle, Kurtz, et la fascination qu'il engendre. Kurtz semble avoir disparu, on ne sait pas vraiment s'il est mort et la mission de Marlow est de le ramener. On le dit homme cultivé, artiste, peintre, homme remarquable. Marlow découvrira un homme devenu sauvage, qui a su se faire accepter par les tribus mais qui a entouré sa maison de têtes décapitées et empalées sur des pieux, têtes de rebelles, ce qui en dit long en réalité, sur son emprise. Ses seuls mots, bredouillés au seuil de la mort, seront « L'horreur ! L'horreur ! ». Son portrait, tout en subtilité et nuances, est complexe et mériterait, de ma part, une relecture pour tenter d'en comprendre tous les messages et déterminer si Conrad est bien cet écrivain impérial ou au contraire un écrivain anti-colonial, il me semble que ce personnage de Kurtz permet d'avoir quelques clés pour mieux comprendre. Et au-delà de la cette compréhension, la complexité du personnage décrit en fait un personnage de littérature fascinant qui mérite d'être revisité. Ce d'autant plus que, sans doute, ce personnage complexe traduit les propres ténèbres intérieures et contradictoires de l'auteur.



J'ai adoré l'écriture de Joseph Conrad pour décrire ces ténèbres, cette nature sauvage. J'y étais. Je voyais cette foule d'adorateurs soumis autour de Kurtz, l'obscurité de la forêt, le scintillement de la longueur du fleuve entre les sombres courbes, j'entendais le battement du tam-tam, régulier et sourd, comme un battement de coeur…J'ai senti combien Kurtz, rassasié d'émotions primitives, était devenu sombre, l'ombre de lui-même, « une ombre insatiable d'apparences splendides, de réalités effroyables, une ombre plus ténébreuse que l'ombre de la nuit, et drapée noblement dans les plis d'une éloquence fastueuse ».





C'est d'une beauté absolue, d'un exotisme hypnotisant, je crois n'avoir jamais rien lu ainsi sur l'Afrique, et compense largement la complexité du récit par moment et le véritable dessein de l'auteur que plusieurs relectures me permettront peut-être de mieux comprendre. Me restent, en attendant ce second rendez-vous, une sensation étouffante, intense, mystérieuse et un style classique au charme suranné.





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Au coeur des ténèbres

Heart of Darkness

Introduction, traduction, notes, chronologie et bibliographie : Jean-Jacques Mayoux



ISBN : 9782081285965



Deux extraits de ce roman seront présentés sur Babelio.

La liste des personnages de ce roman sera bientôt accessible sur http://notabene.forumactif.com/



Cent cinq pages rédigées dans ce style rigide, comme perpétuellement au garde-à-vous, qui fait songer que, malgré tous ses efforts et en en dépit de son merveilleux talent, Conrad ne parvint pas à penser toujours en anglais. Une intrigue mince, que trois traits suffisent à délimiter, en tous cas en apparence : un officier de la marine marchande britannique se languit tellement de la navigation qu'il fait des pieds et des mains pour se retrouver sur un fleuve africain, à la barre d'un vapeur auprès duquel l'"African Queen" de John Huston fait figure de palace flottant. Une poignée de personnages, Blancs et Noirs, éparpillés entre la Belgique, le Congo de Léopold II et un tout petit oasis de paix nocturne sur la Tamise. Et avec cela, l'une des plus formidables réflexions que la littérature ait jamais produite sur le Mal qui guette, tapi au plus profond de l'être humain comme l'ennemi dans la jungle. Si formidable dans son cynisme, si inoubliable dans sa fascination pervertie que deux romanciers au moins - Timothy Findley avec son "Chasseur de Têtes" et Robert Silverberg avec "Les Profondeurs de la Terre" - et un cinéaste - Francis Ford Coppola avec le génial "Apocalypse Now" - ont jugé impossible de ne pas lui rendre hommage - à elle mais aussi au personnage qui la provoque et l'incarne : Kurz l'Omniprésent, Kurz le Dieu.



"Au Coeur des Ténèbres" n'est pas un livre simple. Il peut même tromper un lecteur néophyte au point de le faire s'interroger sur l'enthousiasme en général suscité par le texte de Conrad. Sa relative brièveté, son texte qui se ramasse sur lui-même, la manière dont son auteur en dit le moins possible tout en sous-entendant le maximum, cette façon qu'il a de solliciter l'imagination mais aussi les peurs les plus secrètes, les plus malsaines du lecteur, la répartition de l'action entre deux personnages, Marlow et Kurz, qui ne sont en fait que les deux faces d'un même être, Conrad lui-même lorsqu'il découvre le Congo, tout cela contribue à en faire une énigme, une espèce de jeu de piste particulièrement retors et cruel qui débouche sur un désespoir sans appel.



Pour certains, qui répètent une leçon bien apprise mais pas forcément comprise, il s'agirait avant tout d'une dénonciation du colonialisme. Vous qui me lisez, n'allez pas tomber dans cet énième panneau posé par les Séraphins de la Bien-Pensance : lisez et faites-vous votre opinion avant d'emboucher à votre tour leur trompette absconse. Conrad rapporte le langage utilisé par les colons belges pour désigner les Noirs mais, ce langage, Marlow l'utilise tout autant. Les Noirs l'étonnent, voire le choquent, comme il les étonne et les choque : pour Conrad, ça marche dans les deux sens.



Son alter ego "positif" n'hésite pas à se débarrasser tout de suite du marin - noir forcément - qui est mort d'une balle perdue lors de l'escarmouche avec la tribu lancée par Kurz contre le vapeur, et le flanque tout tranquillement dans le fleuve parce qu'il redoute que les autres membres de l'équipage, qui sont anthropophages et ne se nourrissent depuis plusieurs jours que des restes d'une viande d'hippopotame pourrie, ne subtilisent le cadavre pour s'en faire un roboratif barbecue. Marlow ne les condamne d'ailleurs pas, il trouve cette attitude somme toute très normale pour un cannibale, bien plus normale que d'accepter de se coltiner de la viande d'hippopotame pourrie pendant le parcours qu'ils ont accepté de faire avec les Blancs.



Marlow, pas plus que Conrad, n'est un Séraphin bien-pensant : s'il est révolté par les mauvais traitements infligés au malheureux indigènes du poste où il doit prendre en charge son vapeur - quel homme de coeur ne le serait pas ? - il ne lui viendrait pas à l'idée de passer pour autant sous silence les comportements primitifs, instinctifs et souvent incompréhensibles à ses yeux des Africains qu'ils découvrent. Blancs comme Noirs, nous sommes tous de bien étranges animaux, voilà le credo de Marlow et il n'en démordra pas une seconde.



N'en déplaise donc aux crétins heureux, "Au Coeur des Ténèbres" se préoccupe peu des méfaits de la colonisation belge. Rien à voir, mais alors rien du tout avec "Le Crime du Congo Belge", que Sir Arthur Conan Doyle publiera dix ans plus tard. Non, ce qui passionne Conrad, ce sont les ténèbres de l'âme humaine, que celle-ci soit enfermée dans un corps blanc ou dans un corps noir.



Arrivé dans le sillage des colons belges, Kurz, dont on parle tant et qu'on voit si peu, Kurz, comme chacun d'entre nous, portait en lui ces ténèbres. Mais rien ne prédisposait ce musicien remarquable, cet homme charmant et cultivé, d'une rare intelligence, à les développer. Fût-il resté sous nos latitudes qu'il n'est pas non plus certain qu'il y aurait cédé. Seulement, sa rencontre avec l'Afrique, ce continent dont Conrad exprime tout à la fois avec brutalité et subtilité les beautés et les mystères - beautés incompréhensibles, mystères abyssaux pour l'homme qui n'y est pas né, tous éléments d'une vie primitive, grandiose et animale, splendide et effrayante, dont, si nous en croyons les chercheurs actuels, l'Humanité tout entière est issue - l'a, pourrait-on dire, débloqué. Sur cette terre où tant de choses restent à découvrir et à comprendre, Kurz vacille, Kurz s'effondre, Kurz rampe, Kurz massacre, Kurz accepte les initiations les plus terribles, Kurz plonge dans ses propres ténèbres et les noircit encore et encore, d'abord pour l'or blanc qu'est l'ivoire, ensuite et presque exclusivement pour conserver la puissance qu'il a conquise en se laissant adorer comme un dieu - en s'identifiant à un dieu.



Assurément, Conrad n'est pas un sectateur de ce pleurnichard de Jean-Jacques. Pour lui, l'homme naît sinon mauvais, du moins porteur du Mal, un Mal qui ne demande qu'à éclore. Et Kurz, cet "homme remarquable" sur tant de plans, l'a fait éclore de façon magnifique. A tel point que, en dépit de la répulsion que lui inspire le personnage, Marlow continue à l'admirer. Est-on bien sûr d'ailleurs que le dernier cri de Kurz, à la fois prisonnier et dieu de l'Afrique, ce fameux : "Horreur ! Horreur !" qui n'a pas fini de retentir dans nos cauchemars, n'était pas un ultime serment d'allégeance aux Ténèbres ? ...



Un texte difficile parce que faussement innocent, un texte inoubliable. A lire, à relire et à relire encore. Pour sa perfection. Pour toutes les interrogations qu'il porte en lui. Et avant tout pour son manque absolu d'hypocrisie - que certains préfèreront traiter de cynisme. Mais quelle importance ? Kurz et ses Ténèbres sont immortels. Si vous scrutez bien votre miroir, l'un de ces soirs, vous les apercevrez peut-être : qui sait ? ...
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Le Duel

Parmi les nombreuses qualités de Joseph Conrad j’admire tout particulièrement sa capacité à proposer en peu de pages des récits d’une densité et d’une richesse tout à fait remarquables. « Le duel » en est une nouvelle preuve.



Ce court roman historique ne compte que 120 pages et pourtant il donne l’impression de lire une saga d’une grande ampleur. L’intrigue s’étale sur près d’une vingtaine d’années, et qui plus est à une période assez charnière de l’Histoire. En effet, le début du roman prend place dans les premières années de l’Empire tandis qu’à la fin du récit l’Empereur est tombé, c’est la Restauration. Deux soldats de l’armée impériale combattent en duel pour un motif futile. Au cours des années qui suivront, au gré de leurs promotions et des aléas de l’Histoire, ils se retrouveront régulièrement pour reprendre ce duel qui ne semble pas vouloir désigner de vainqueur. Cet étalement dans le temps contribue beaucoup à cette impression d’ampleur du récit. Le contexte de leurs rencontres sera bien différent à chaque fois, selon que l’armée est victorieuse ou non, selon le régime en place, mais les personnages resteront les mêmes jusqu’au bout. D’Hubert et Feraud s’opposent radicalement, tant par leur origine sociale, aristocratique pour l’un, issu du peuple pour l’autre, que par leur tempérament, D’Hubert est réfléchi et réservé tandis que Féraud est sanguin et excessif. L’un et l’autre sont attachants et il est bien difficile pour le lecteur de choisir son favori même si Conrad adopte plutôt le point de vue de D’Hubert. Le récit de cette querelle au long cours est passionnant de bout en bout. J’attendais chaque nouvelle rencontre avec impatience. L’argument de départ est pourtant risqué. Impossible d’éviter la répétition sur un tel sujet qui joue justement sur la récurrence d’un motif tout au long du récit. Pourtant, Conrad réussit à ne jamais sembler se répéter, il parvient à proposer des variations autour de ce motif central qui renouvèlent à chaque fois l’intrigue, lui conférant même un suspense certain.

Le fait que les personnages n’évoluent pas tellement dans leur psychologie n’affecte en rien le plaisir de les suivre. Ni D’Hubert, ni Feraud n’a réellement d’arc narratif, ces deux personnages sont plutôt des archétypes vivants permettant à l’auteur d’évoquer une dualité de classes, aspect que j’ai trouvé très intéressant.

Au-delà du divertissement très agréable, « le duel » est aussi un formidable roman historique. La reconstitution est très immersive, on sent que l’auteur s’est documenté et surtout on perçoit combien cette époque le fascinait. On croirait marcher ans la boue ou la neuge aux côtés de la Grande Armée tant Conrad sait dessiner des tableaux vivants et évocateurs en quelques lignes.



Après cette très belle lecture, j’ai très envie de visionner le film qu’en avait tiré Ridley Scott. Et bien entendu, je compte bien lire encore et encore d’autres œuvres de Conrad.

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