Voilà un roman extraordinaire, mélange d'espionnage, d'étude de moeurs, de polar… voire un thriller si
Joseph Conrad n'avait eu la détestable idée de divulgâcher dans sa « Note de l'auteur » en ouverture de cette édition.
À qui se fier ? On arrive à comprendre qu'un sous-doué du marketing chez l'éditeur soit suffisamment crétin pour le faire en quatrième de couverture, mais à quoi donc pensait Conrad ? II s'imagine que l'histoire est universellement connue, notamment parce qu'elle reprend des éléments d'un attentat anarchiste réel ? Ou alors, c'est une façon de nous glisser que l'intrigue et le suspense n'en sont pas le principal ?
Le marketing de l'éditeur, lui, nous informe que
Jorge Luis Borges « disait qu'elle était [cette histoire] le meilleur des romans policiers qu'on ait jamais écrits. »
Évidemment, je n'ai pas retrouvé la trace de cette affirmation dans ses oeuvres complètes dans la Pléiade. Laquelle est loin d'être exhaustive, malheureusement. Son panthéon du roman policier, mentionné plusieurs fois dans des articles ou
conférences, est plutôt constitué d'
Edgar Allan Poe (pour lui, inventeur du genre),
Gilbert Keith Chesterton et
Wilkie Collins.
Mais
Borges a quand même écrit sur ce livre, dans une critique cinématographique qui assassine son adaptation par
Hitchcock :
« Il est indubitable également que les faits rapportés par Conrad ont une valeur psychologique et seulement une valeur psychologique. Conrad propose à notre compréhension le caractère et le destin de Mr. Verlog, homme paresseux, obèse et sentimental, qui parvient au crime par confusion et par crainte. »
Cette finesse dans la description des personnages et situations a été remarquée dès la parution originale, puisque dans sa préface, l'auteur est tout heureux de s'en vanter en notant,
- à propos des milieux diplomatiques qu'il décrit : « je fus ravi d'apprendre qu'un homme avisé et expérimenté avait déclaré que Conrad avait sûrement fréquenté ce milieu-là ou qu'il possédait une excellente intuition des choses » ;
- à propos de sa description des milieux anarchistes : « un visiteur américain m'informa que toutes sortes de révolutionnaires réfugiés à New York maintenaient que le livre avait été écrit par quelqu'un qui les connaissait bien ».
Il embrasse plus large, mettant à profit sa découverte de l'immensité et de la diversité du Londres de la fin du XIXe siècle, ville monde : « Il y avait place en elle pour n'importe quelle intrigue, assez de profondeur pour toutes les passions, assez de variété pour tous les décors, assez de ténèbres pour y enterrer cinq millions de vies ».
Et il traite tout ces petits mondes, nous révèle leurs pensées intimes, avec un humour narquois et distancié, ce qui donne l'impression très agréable d'un livre écrit hier.
Bref, je suis en train de m'infatuer de
Joseph Conrad et ce livre en est un jalon important, notamment parce que je le trouve bien plus digeste que l'apocalyptique
Au coeur des ténèbres.