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Citations de Laurent Binet (620)


Cela étant dit, puisque tout tourne autour de l’assassinat du Pontormo, nous suivons d’autres pistes dont je peux assurer Votre Excellence qu’elles sont dans un état d’avancement promoteur et ne manqueront pas de porter leurs fruits sous peu, à savoir la recherche de la femme qu’on a vue au logis du peintre, ou cette bizarrerie observée sur l’un des panneaux de San Lorenzo, que je suis retourné voir pour constater que les couleurs sur la partie retouchée s’étaient, en séchant au fil des jours, en quelque sorte séparées de celles du reste du tableau, s’en distinguant légèrement, si bien que la partie retouchée est désormais nettement visible, ce qui ne peut signifier qu’une seule chose : celle-ci a été peinte par un peintre très habile mais pas par Pontormo.
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(Les premières pages du livre)
1. Maria de Médicis à Catherine de Médicis, reine de France
Florence, 1er janvier 1557
S’il savait que je vous écris, mon père me tuerait. Mais comment refuser une faveur si innocente à votre altesse ? Il est mon père, mais n’êtes-vous pas ma tante ? Que me font, à moi, vos querelles, et votre Strozzi, et votre politique ? À la vérité, votre lettre m’a causé une joie que vous ne pouvez concevoir. Quoi ? La reine de France me supplie de l’entretenir sur sa ville natale, en échange de son amitié ? Quel plus beau cadeau le Ciel pouvait-il offrir à une âme esseulée comme celle de la pauvre Maria, qui n’est qu’entourée d’enfants et de servantes ? Mes petits frères sont trop occupés à jouer aux princes, mes petites sœurs jurent qu’elles n’épouseront jamais personne car nul parti ne saurait être assez digne d’elles – quand bien même il s’agirait du fils de l’empereur ! – et, dans les murs froids de ce vieux palais, je vois bien que ma mère complote avec mon père, sans rien me dire à moi, si bien que la seule certitude que je puis avoir est que l’on songe à me marier. Avec qui ? Personne n’a jugé utile jusqu’à présent de me renseigner sur ce point. Mais voilà déjà que j’abuse de votre amitié : assez parlé de moi !
Figurez-vous, ma chère tante, qu’il s’est produit dans Florence un drame épouvantable. Vous aurez peut-être gardé le souvenir du peintre Pontormo, car au milieu de tous les artistes dont notre patrie est si féconde, il passait, à ce qu’on raconte, pour l’un des plus réputés à l’époque où vous n’aviez pas encore quitté l’Italie pour la France, en route vers votre royale destinée. Imaginez qu’on l’a retrouvé mort dans la chapelle majeure de San Lorenzo, sur le chantier même auquel il travaillait depuis un temps immémorial : onze ans ! On raconte qu’il s’est donné la mort parce qu’il n’était pas satisfait du résultat. Je l’avais croisé quelquefois, chez son ami Bronzino : il avait l’air de ces vieux fous qui marmonnent dans leur barbe. N’importe, c’est bien triste.
Heureusement, toutes les nouvelles ne sont pas aussi tragiques, mais les autres n’auront, je le crois, rien pour vous surprendre : vous savez que chaque année, les préparatifs du carnaval commencent de plus en plus tôt, si bien que nos places sont déjà envahies par les ouvriers qui s’emploient à dresser des estrades, tandis que dans les maisons les couturières s’affairent à leurs ouvrages. Vous me trouverez futile, sans doute, si je vous dis que j’aime quand Florence se pare de ses habits de fête, mais qu’y puis-je ? Cette effervescence me réjouit, moi qui n’ai pour ainsi dire pas de distraction, à part aller poser pour l’un des innombrables portraits que mon père fait faire par Bronzino de tous les membres de sa famille, vivants ou morts. Rester assise pendant des heures : c’est vous dire si je m’amuse.
Le fils du duc de Ferrare, Alfonso d’Este, que vous avez peut-être connu en France car on m’a dit qu’il a combattu dans les Flandres au côté de votre époux le roi Henri, est arrivé cette semaine pour présenter ses hommages à mon père, qui tient absolument à me le faire rencontrer. On dit qu’il est sinistre, quelle corvée ! D’ailleurs, voilà maman qui m’appelle. Je vous baise les mains avec la ferveur d’une nouvelle amie. J’ai brûlé votre lettre selon votre désir, et je suivrai vos indications pour vous faire parvenir la mienne en toute discrétion. Quel dommage que vous soyez fâchés, avec mon père ! Mais je suis sûre que cette brouille ne durera pas et que vous viendrez sous peu visiter votre famille, et reverrez enfin votre belle Florence. Qui sait si le Bronzino ne fera pas votre portrait, à vous aussi ?

2. Giorgio Vasari à Michel-Ange Buonarroti
Florence, 2 janvier 1557
Cette fois, mon cher Maître, je ne vous écris pas à la demande du Duc pour vous supplier de revenir à Florence. Hélas, c’est un tout autre sujet qui m’amène à troubler vos journées romaines, dont je sais combien elles sont occupées par vos admirables travaux et les nombreuses contrariétés auxquelles votre art se confronte quotidiennement, surtout depuis l’élection de notre nouveau souverain pontife, qui semble si peu enclin à apprécier les beautés antiques ou modernes, au contraire de ses prédécesseurs.
Vous souvenez-vous lorsque, il y a quinze ans, je vous consultais en tout ? Vous aviez alors la bonté de me dispenser vos conseils, et c’est ainsi que je m’étais livré de nouveau, et avec plus de méthode et de fruit, à l’étude de l’architecture, ce que je n’aurais probablement jamais fait sans vous. C’est encore de méthode que j’ai besoin aujourd’hui, mais dans un domaine tout différent. Le Duc, en effet, a bien voulu m’honorer de sa confiance en me chargeant d’une mission aussi délicate qu’inhabituelle.
Jacopo da Pontormo, dont vous vantiez déjà le grand talent lorsqu’il n’était qu’un enfant plein de promesses, n’est plus. Il a été retrouvé mort dans la chapelle San Lorenzo, au pied de ses fameuses fresques qu’il avait jusque-là soustraites aux regards derrière des palissades de bois. Cette nouvelle en elle-même m’aurait décidé à vous écrire, car il fallait bien que quelqu’un vous apprenne ce terrible malheur. Mais ce sont les circonstances de sa mort qui justifient pleinement que je me tourne vers vous, une fois de plus.
En effet, dans la mesure où son corps a été retrouvé avec un ciseau fiché dans le cœur, juste en dessous du sternum, la thèse de l’accident nous a semblé d’emblée difficile à soutenir. C’est pourquoi le Duc m’a confié la charge d’éclaircir cette malheureuse histoire, d’autant plus que les zones d’ombre ne manquent pas, comme je vous laisse le soin d’en juger par vous-même : le corps de Jacopo, outre le ciseau qui l’a tué, portait les traces d’un coup violent à la tête, assené par un marteau qu’on a retrouvé sur le sol de la chapelle, au milieu de ses autres outils. Le pauvre Jacopo était étendu sur le dos, devant sa fresque sur le Déluge, dont il semble, aux traces de peinture fraîche, qu’il avait repeint une partie avant de mourir, au risque de laisser un raccord apparent. Vous savez comme moi que Jacopo était aussi lent qu’exigeant dans son travail et qu’il se corrigeait sans arrêt, mais cette retouche sur une petite partie du mur, qui devait inévitablement laisser voir le raccord à un endroit qui coupait une figure en deux, n’a pas manqué de m’étonner. Le connaissant, j’aurais pensé qu’il recommence le pan de mur entier, s’il n’était pas satisfait de la moindre parcelle de l’ensemble.
Cependant, les bizarreries de cette affaire ne s’arrêtent pas là. Lorsque le corps fut découvert, l’on se rendit à la maison où vivait Jacopo, via Laura, qui est une espèce de grenier auquel on accède par une échelle. Or, parmi une foule de dessins, de cartons et de maquettes remisés dans son atelier, se trouvait un tableau que vous ne connaissez que trop bien, puisque vous en avez jadis dessiné le modèle : vous vous souviendrez sans doute de ce Vénus et Cupidon dont le succès fut tel qu’il a inspiré des copies dans l’Europe entière – vous savez peut-être que j’eus moi-même le privilège d’en réaliser quelques-unes, qui n’égalent en aucune façon celles du Pontormo, mais qui toutefois eurent l’heur de plaire, car tout ce qui s’inspire de vos dessins ne peut que porter la trace de votre divin génie. C’était ce temps d’avant le retour de l’Inquisition, qui nous paraît déjà si loin, quand le cardinal Carafa n’était pas encore devenu Paul IV, où les nus n’étaient pas tombés en disgrâce mais étaient au contraire particulièrement recherchés. Bien entendu, personne n’aurait l’idée aujourd’hui de peindre un tel tableau, mais vous connaissez l’excentricité dont pouvait être coutumier notre brave Jacopo. Ce n’est pas, cependant, ce qui a retenu notre attention, car, si l’on met de côté les quatre années où le moine Jérôme Savonarole avait ravi les cœurs des gens simples, nous savons encore, nous autres Florentins, reconnaître les beautés du corps humain sans les considérer comme des obscénités diaboliques. D’ailleurs, le morceau d’étoffe que le Pontormo avait autrefois rajouté pour couvrir les cuisses ouvertes de la déesse avait été retiré sur la copie qui s’offrait à nos yeux. Mais ce qui nous étonna bien davantage – je ne sais comment formuler cela, ayant le désir de n’offenser personne, et surtout pas la famille de Son Excellence – était qu’en lieu et place du visage de Vénus, Jacopo avait substitué celui de la fille aînée du Duc, mademoiselle Maria de Médicis.
Vous voyez tout ce que cette histoire peut avoir de déplaisant, et pourquoi le Duc a tenu à en confier la résolution à un homme de confiance, faisant, dans le même temps, circuler la rumeur que le pauvre Jacopo avait mis fin à ses jours en raison de l’extrême mécontentement de lui-même dans lequel il était tombé. Il n’en demeure pas moins que tout ceci me laisse dans un épais brouillard, pour quoi je me permets, afin de démêler les fils embrouillés de cette ténébreuse affaire, de solliciter votre grande sagesse dont je sais qu’elle égale presque votre talent et concourt pleinement à votre génie.

3. Michel-Ange Buonarroti à Giorgio Vasari
Rome, 5 janvier 1557
Messire Giorgio, mon cher ami, je ne saurais vous dire combien je suis abattu, au point que je n’ai pas quitté le lit depuis ce qui me semble une éternité. Au vrai, j’étais déjà écrasé par tous les soucis que me donne le chantier de Saint-Pierre, mais la mort de Jacopo m’a pour ainsi dire achevé, et j’ai pleuré en lisant votre lettre. Jacopo était un peintre de grand talent, et selon moi l’un des meilleurs, non seulement de sa génération (celle qui est née entre la mienne et la vôtre, car je suis aux portes de la mort et vous encore dans la force de l’âge) mais tout simplement de son temps. En me demandant de vous aider à retrouver le coupable de ce crime inconcevable aux yeux de Dieu et du monde, je ne sais si vous frappez à la bonne porte, et je crains que vous ne surestimiez quelque peu l’étendue de ma sagesse, car voici déj
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C’est la perspective qui permet de voir l’infini, de le comprendre, de le sentir. La profondeur sur un plan coupant perpendiculairement l’axe du cône visuel, c’est l’infini qu’on peut toucher du doigt. La perspective, c’est l’infini à la portée de tout ce qui a des yeux. La perception sensible ne connaissait et ne pouvait connaître la notion d’infini, croyait-on. Eh bien, grâce aux peintres qui maîtrisent les effets d’optique, ce prodige a été rendu possible : on peut voir au-delà. 
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Rentrée littéraire,

.Maria de Médicis à Catherine de Médicis, reine de France.
Florence ,1er janvier 1557.
S'il savait que je vous écris,mon père me tuerait.Mais comment refuser une faveur si innocente à votre altesse?
Il est mon père ,mais n'etes-vous pas ma tante?
Que me font ,à moi,vos querelles ,et votre Strozzi et votre politique?À la vérité ,votre lettre m'a cause une joie que vous ne pouvez concevoir.(Page 19).
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Marie de Medicis à Catherine de Medicis, Reine de France

Florence, le 7 janvier 1557

Ma tante, je suis au désespoir et j'ose à peine parler de ma honte, mais à qui d'autre me confier ? Figurez-vous qu'on a retrouvé dans l'atelier de ce Pontormo un tableau représentant Venus ( soi-disant la déesse de l'amour), offerte, nue, les cuisses ouvertes, entre lesquelles glisse la jambe d'un petit Cupidon reflet et - je voudrais être morte moi aussi plutôt que d'écrire ces lignes - cette espèce de catin avait mon visage ! Pouvez vous imaginer humiliation plus grande ? Pourquoi ce maudit peintre m'a-t-il prise pour modèle de son dessin obscène ?
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C’est formidable, ce que peuvent des mots écrits sur du papier. 
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Après tout, il n’y a qu’une seule chose noble ici-bas, et c’est le dessin. L’homme, lui, n’est qu’une tache qui pâlit sur un mur.
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Ainsi, comme Léonard et comme vous dans la salle du Conseil, je laisserai mes fresques inachevées, qui connaîtront le même destin. La peinture est un coton gratté de l’enfer qui dure peu. Qu’importe ! C’est ainsi. Je n’ai plus qu’un seul désir avant de mourir : que le divin Michel-Ange pose les yeux sur elles. Vous seul, entre tous, comprenez absolument de quoi il retourne : surpasser la nature en voulant donner de l’esprit à une figure et la faire paraître vivante en la faisant plate.
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En vérité, l’insulte devient légitime quand elle répond à l’iniquité. La satire n’est-elle pas l’arme des faibles pour ridiculiser les grands ?
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Vous devez comprendre, vous qui ne reculez pas devant les plus grandes commandes et qui, en conséquence, savez de quelles souffrances et angoisses se paient nos ambitions, l’état d’épuisement qui est le mien depuis dix ans que j’ai accepté ce chantier de Saint-Pierre. Plus je m’acharne sur cette coupole qui m’aura donné tant de tracas, plus je tends à vous donner raison sur ce qui fut la révélation de votre mésaventure chez l’infortuné Bacchiacca : Brunelleschi est le plus grand génie que l’Italie ait jamais enfanté, que l’Europe ait jamais connu. Ma coupole à double coque a seize pans intérieurs et seize pans extérieurs, qu’en dites-vous ! Voilà qui n’est pas une mince affaire, n’est-ce pas ? Sans doute est-elle plus solide que la sienne, mais sans la sienne, la mienne n’aurait jamais existé, même pas dans mes rêves. (…)
Brunelleschi découvrant les lois de la perspective, c’est Prométhée volant le feu à Dieu pour le donner aux hommes. Grâce à lui, nous avons pu, non pas seulement enluminer des murs comme jadis Giotto avec ses doigts d’or, mais reproduire le monde tel qu’il est, à l’identique. Et c’est ainsi que le peintre a pu se croire l’égal de Dieu : désormais, nous pouvions, nous aussi, créer le réel. Et c’est ensuite que nous avons tenté, pauvres pécheurs que nous sommes, de surpasser notre Seigneur. Nous pouvions copier le monde aussi fidèlement que si nous l’avions façonné nous-mêmes, mais cela ne suffisait pas à étancher notre soif de création, car notre ambition d’artistes, enivrés de ce nouveau pouvoir, ne connaissait plus de limite. Nous avons voulu peindre le monde à notre manière. Nous n’avons pas seulement voulu rivaliser avec Dieu, mais nous avons voulu modifier son œuvre, en redessinant le monde à notre convenance. Nous avons tordu la perspective, nous l’avons délaissée, nous avons effacé les sols à damier de nos prédécesseurs pour faire flotter nos personnages dans l’éther, nous avons joué avec elle comme un chien avec sa balle ou comme un chat agace le cadavre d’un petit moineau qu’il a tué lui-même. Nous nous en sommes détournés. Nous l’avons méprisée. Mais nous ne l’avons jamais oubliée.
Comment aurions-nous pu ? La perspective nous a donné la profondeur. Et la profondeur nous a ouvert les portes de l’infini. Spectacle terrible. Je ne me rappelle jamais sans trembler la première fois que je vis les fresques de Masaccio à la chapelle Brancacci. Quelle connaissance merveilleuse des raccourcis ! L’homme d’aplomb, enfin à sa taille, ayant trouvé sa place dans l’espace, pesant son poids, chassé du paradis mais debout sur ses pieds, dans toute sa vérité mortelle. L’image de l’infini sur terre, voilà ce que, bien loin d’avoir corseté l’imagination des artistes, la perspective artificielle nous a accordé. L’image, seulement, oui bien sûr… en réalité, nous ne pouvions prétendre égaler le Dieu créateur, mais nous pouvions, mieux que les prêtres, porter sa parole au travers d’images muettes ou de statues de pierre. Peintres, sculpteurs, architectes : l’artiste est un prophète parce que, plus que les autres, il a l’idée de Dieu, qui est précisément l’infini, cette chose impensable, inconcevable. Et pourtant… Impensable, oui, mais pas irreprésentable. C’est la perspective qui permet de voir l’infini, de le comprendre, de le sentir. La profondeur sur un plan coupant perpendiculairement l’axe du cône visuel, c’est l’infini qu’on peut toucher du doigt. La perspective, c’est l’infini à la portée de tout ce qui a des yeux. La perception sensible ne connaissait et ne pouvait connaître la notion d’infini, croyait-on. Eh bien, grâce aux peintres qui maîtrisent les effets d’optique, ce prodige a été rendu possible : on peut voir au-delà. Permettre à l’œil de transpercer les murs. Cette voûte en demi-cintre à Santa Maria Novella, tracée en perspective, divisée en caissons ornés de rosaces, qui vont en diminuant, en sorte qu’on dirait que la voûte s’enfonce dans le mur : trompe-l’œil, illusion sans doute, mais quelle merveille ! Nul n’entre ici s’il n’est géomètre ? Eh bien soit, mais plus encore ! Un tableau n’est pas seulement, comme le pensait Alberti, une fenêtre à travers laquelle nous regardons une section du monde visible. Ou bien peut-être n’est-il que cela, en effet, mais alors, n’a-t-on pas déjà là un miracle suffisant pour attester son essence divine ? Nous sommes les fenêtres de Dieu. Voilà ce que nous sommes. Certes, celui qui outrepasse le rôle qui lui a été dévolu ici-bas commet un péché, mais celui qui esquive sa tâche et se défausse ou prend la chose à la légère ne pèche pas moins, et c’est pourquoi nous ne devons pas mésestimer nos œuvres mais au contraire les respecter, en prendre soin et les défendre contre quiconque. Les nôtres et celles des autres, quand elles en valent la peine.
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Or, dans le triste monde où nous vivons, neuf cents sur mille vivent comme des moutons, la tête penchée vers la terre, pleins de folie et de mauvaises pensées, pendant qu’une poignée achète le Ciel en profitant du travail des autres. Si vous observez la conduite des hommes, vous verrez que tous les plus riches et les plus puissants n’ont réussi que par la fraude ou par la force ; vous verrez qu’ils cachent ensuite la turpitude de leur conquête sous le nom de gain, légitimant ce qu’ils ont usurpé par la tromperie ou la violence. Ceux qui, par manque de prudence ou par excès de sottise, se refusent à ces méthodes s’enlisent dans l’asservissement et l’indigence. Les serviteurs fidèles restent des serviteurs et les hommes bons des miséreux.
J’en entends certains qui crient à la République. Mais pour quoi faire, la République, si le pouvoir est aux mains de quelques-uns, au détriment de tous les autres ? Voulez-vous à nouveau jouer la comédie de la Seigneurie, avec ses prieurs et ses fèves tirées au sort dans des bourses d’où sortaient toujours les mêmes noms ? Croyez-vous que les Strozzi, s’ils revenaient, vous défendraient ? Peu nous chaut d’être gouvernés par un seul ou par plusieurs. Ce que nous voulons n’est pas la République mais la justice, qui est l’autre nom de la République pour tous.
Certains encore, parmi les plus résignés, aspirent au royaume de Dieu, plaçant leur espérance dans leur vie céleste pour se consoler de leur misère terrestre. Mais ce que nous voulons n’est pas le paradis pour après notre mort. Nous voulons le royaume de Dieu sur terre, ici et maintenant, à Florence, en l’an de grâce 1557.
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L’honneur repose uniquement sur l’estime du monde, et c’est pourquoi une femme doit user de tout son talent pour empêcher qu’on débite des histoires sur son compte : l’honneur, en effet, ne consiste pas à faire ou ne pas faire mais à donner de soi une idée avantageuse ou non. Péchez si vous ne pouvez résister, mais que la bonne réputation vous reste.
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Un mot encore : je suis passé voir Bronzino sur le chantier de San Lorenzo. Vous savez comme il est rare que j’émette une objection à vos jugements, que je tiens pour les plus assurés du monde, et combien nos goûts et nos avis, à vous et moi, sont presque toujours accordés. Mais j’ai vu les fresques : elles ne sont pas ce que vous dites. Ces corps entassés sont la chose la plus terrible qu’il m’ait été donné de voir, mais c’est là ce qui fait toute leur valeur, et en fait de mesquinerie, c’est le spectacle de l’humanité, dans toute sa grandeur et sa misère, que Pontormo nous a offert. Si Bronzino s’acquitte correctement de sa tâche, comme je l’en crois capable, le chœur de San Lorenzo rivalisera avec la Sixtine. Vous savez bien que ce ne sont pas tant les hommes qui changent leurs goûts que la politique qui change les hommes. Ce qui choque aujourd’hui dans ces peintures, outre la nudité des corps qui n’est plus de mise, c’est l’absence des saints (à l’exception de saint Laurent, bien sûr), des anges, des papes et des évêques, pour rappeler la prééminence de Jésus sur eux tous, ce pourquoi le peintre a poussé l’audace jusqu’à le représenter au-dessus de son propre père, parce que Riccio et Pontormo ont voulu promouvoir la relation directe des hommes à leur Sauveur, sans intermédiation superflue, et vous savez aussi qu’il n’en faut pas davantage, désormais que Rome voit des protestants derrière chaque porte, pour que tout cela sente le fagot.
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Sans les avoir vues, je suis certain que les fresques de Pontormo doivent être préservées à tout prix, car elles défendent une idée de l’art et du divin que je nous sais partager. L’idée, mon cher Bronzino ! Vous et moi savons qu’il n’y a rien de plus haut. C’est pourquoi je ne doute pas que vous saurez, mieux que personne et aussi bien que moi-même, être fidèle à celle de votre maître, en achevant son œuvre dans l’esprit qui était le sien. Cela faisant, vous prendrez part à la bataille que nous livrons contre des puissances bien obscures, et vous exposerez à de terribles dangers, car nos ennemis grimpent vers nous comme des araignées. À Rome, je crains chaque jour pour ma Sixtine et j’en viens à me demander si je ne dois pas laisser le pauvre Volterra voiler mes nus, comme un moindre mal, pour ne pas risquer la destruction du tout. En réalité, j’en suis même à souhaiter ma propre mort, pour ne pas voir ce qu’il adviendra de mon œuvre, car je n’ai plus guère de doute sur le fait qu’elle ne me survivra pas longtemps.
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Car voir, c'est penser. Le spectateur aussi doit mériter son tableau.
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La satire n'est-elle pas l'arme des faibles pour ridiculiser les grands?
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La perspective nous a donné la profondeur. Et la profondeur nous a ouvert les portes de l'infini. Spectacle terrible.
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Au pied de la muraille, il y avait une charrette de foin, laissée là par quelque palefrenier. Tout se passa alors en un éclair : [...] j’écartai les bras comme un Christ en croix, je fermai les yeux et plongeai. J’entendis, pendant ma chute, le cri d’un aigle qui déchirait le ciel.
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Combien j'espère que ce ne sera pas une fille ! Ce serait un malheur de plus pour ce pauvre enfant.
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Où en est-on du tableau ? Peut-on espérer le voir avant la fin des temps, ou cette histoire sera-t-elle aussi longue que la construction du Duomo ?
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