Une simple scène du Moyen-Âge devient épopée par la grâce de la langue de Marc Graciano : le rapace de chasse y engendre tout un monde de beauté et de cruauté.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/04/17/note-de-lecture-le-sacret-marc-graciano/
Un château-fort anonyme, au Moyen-Âge. Un enfant du peuple qui y traîne ses menues besognes tombe non loin de là sur un oiseau blessé, bien mal en point. Pas n’importe quel oiseau : il s’agit d’un puissant rapace, un faucon sacre mâle (un sacret, donc, selon le terme précis consacré), affolé et désormais quasiment mourant. Pourtant le petit garçon ne renonce pas un seul instant : à force de patience et de soins d’un dévouement quasiment amoureux, le sacret reprend de la plume de la bête, jusqu’à ce que l’autoursier – le maître des oiseaux de proie – du château, ayant autorisé le garçon à utiliser ses lieux, finisse le travail réparateur et confie l’oiseau, redevenu une véritable bête de proie, identifiée comme probablement perdue par un lointain propriétaire (car rien de la sorte n’a été rapporté chez les seigneurs des environs), au gamin, puisqu’il l’a non seulement trouvé mais aussi sauvé, de fait, par son extrême attention. Et bientôt, la grande chasse à venir sera l’occasion de mesurer la qualité et la force du nouvel arrivant à celles de ses congénères officiels, appartenant au château et à ses nobles invités.
Simple en apparence (comme le soulignait Sébastien Omont dans sa belle chronique pour En Attendant Nadeau, ici), cette scène moyenâgeuse, cette historiette pour ainsi dire, pourrait sembler banale – insignifiante sans doute – si l’on s’en tenait à sa seule description. Mais la longue phrase unique conçue par Marc Graciano, phrase que l’on connaît déjà dans ses grandes lignes par ses quatre textes précédents, s’étend ici sur 80 pages, et crée une épaisseur magique et insidieusement beaucoup plus politique que dans ses deux textes également situés dans cette époque ancienne et indéfinie, revivant par la langue, « Liberté dans la montagne » et « Une forêt profonde et bleue ».
Publié en 2018 chez José Corti, comme les quatre textes précédents de Marc Graciano, « Le Sacret » appartient de facto – on l’apprendra incidemment à l’occasion – à une œuvre beaucoup plus vaste et demeurant jusqu’ici fragmentaire, œuvre à laquelle prendront part aussi le moment venu « Le Soufi » (2020), « Le Charivari » (2022), mais aussi « La nacelle (précédé de) L’oiseleur » (2024).
On parlera sans doute davantage sur ce blog de ce dessein d’ensemble au moment, prochain, de chroniquer ces lectures ultérieures, mais il est certain que « Le Sacret » (« exercice de haut vol », notait joliment Claro dans son feuilleton du Monde des Livres en 2018, à lire ici) constitue une rampe de lancement idéale pour un tel projet, en même temps qu’un choc à part entière et par lui-même.
La précision de la langue, son appropriation signifiante de la technique et de ce qui serait, ailleurs, perçu comme seul archaïsme, produit une poésie essentielle : mots traduisant eux-mêmes des actes au sens artisanal, ethnographique du terme (peut-être celui de Marcel Jousse et de son « Anthropologie du geste »), ceux de la langue de Marc Graciano tissent doucement et méticuleusement (en ne nous laissant reprendre notre souffle que par virgules et conjonctions de coordination dans l’océan d’observations et d’affects qui constitue ce quotidien toujours submergé) une toile serrée où la tendresse possible et la cruauté avérée du monde ne font décidément peut-être qu’un (comme l’avait aussi affirmé avec une telle force son troisième texte, le magnifique et monstrueux « Au pays de la fille électrique »).
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