Mon cher compagnon de chambre, Robert W. Duncan, avait l'habitude de dire que l'histoire est le troisième œil de l'humanité, qu'elle nous permet de distinguer plus clairement les failles insondables de notre époque mélancolique. Je lui répondais toujours en citant Emile Cioran qui a écrit que dans un monde dénué de mélancolie, on ferait rôtir des rossignols sur le grill.
Des milliards de vers rongent les cristaux de glace, en tendant l'oreille je pourrais probablement entendre leur grignotement et, aussi, les nuits calmes, leur écho qui se brise le long des parois montagneuses et revient se répandre partout sur la terre. Les vers... mangent le temps.
La laideur du corps favorise peut-être l'expression de l'autre laideur, celle enracinée au tréfonds de chaque être.
De mon bâton, je pioche dans le sable et, au milieu de ces choses, j'écris mon nom. J'attends que les vagues fassent leur oeuvre, puis je poursuis mon chemin, le long du rivage.
Final...
Car il m’apparaît que l'imagination, doucement, fait l'homme, et que toute la question est de savoir à quel moment elle l'animera de mouvements articulés, lui conférera le don de la parole, l'affublera de bras estropiés par la maladie et d'une voix rauque, peut-être même celle que Robert W. Duncan écoutait enfermé à clef dans la chambre 42.
J'étais alors encore marqué par l'autre monde, par des années d'existence relativement paisible qui, lentement, s'immergeaient dans les sables mouvants de l'oubli, s'enfonçaient dans le marécage de l'avenir.
J'ai toujours eu l'impression que notre bâtisse et son environnement immédiat ressemblaient davantage à un vieux cimetière maudit où rodent les esprits qu'à un établissement de soins. Cela tenait, je crois, aux longues tuniques de lin que nous portions, indispensables pour nous protéger du soleil et du regard des autres malades - enfin ceux qui avaient encore des yeux.
Toute communication avec le monde était généralement précédée par l'examen de son propre corps, pour voir si de nouvelles altérations y étaient apparues. Selon les résultats de cet examen, l'humeur du malade allait osciller entre dépression suicidaire et douce euphorie.
"Crétin ! me lance-t-il. Tu comptes aller où ?! Sans doute qu'un lit bien fait ou une petite femme à l'opulente poitrine n'attendent que toi ? Ou alors, un ami ? C'est ça, dis ?! Tu crois donc que, pour nous, il existe un ailleurs ? Hein... c'est ça ?!"
Tout cela était venu une fois de plus confirmer notre non-appartenance et apporter la preuve qu'entre nous, les enfants de Hansen, et le reste du monde s'étendait un désert immense de la maladie, de la peur, de la monstruosité, de la laideur.