Citations de Patrick Modiano (1621)
Qu'étaient devenus la danseuse et Pierre, et ceux que j'avais croisés à la même époque ? Voilà une question que je me posais souvent depuis près de cinquante ans et qui était restée jusque-là sans réponse. Et, soudain, ce 8 janvier 2023, il me sembla que cela n'avait plus aucune importance. Ni la danseuse ni Pierre n'appartenaient au passé mais à un présent éternel.
La lumière de l'escalier et du long couloir m'a paru moins voilée que d'habitude, grâce à sa présence.
Après tout, j'étais encore dans cette période de la vie que l'on appelle "le temps des rencontres".
La fenêtre donnait sur la cour et sur les après-midi grises et glacées de l'hiver, ces hivers rigoureux comme il en existait en ce temps-là.
Et ces termes de danse qui me reviennent en mémoire sans que je puisse préciser aujourd'hui leur sens exact. La diagonale. La variation. Le déboulé. La barre à terre ou la barre au sol. Il m'arrive encore de me le réciter à voix basse. Apprends aussi à "casser le coude" pour donner une impression de fragilité. Oui, casser le coude. La danse, disait Kniaseff, est une discipline qui vous permet de survivre.
Voilà qu'un instant du passé s'incruste dans la mémoire comme un éclat de lumière qui vous parvient d'une étoile que l'on croit morte depuis longtemps. Pierre. Goûter d'anniversaire.
On n'oublie jamais les passagers de ces cars d'été et d'hiver que l'on prenait en d'autres temps. Et si l'on croyait les avoir oubliés, il suffisait de se retrouver un jour avec eux, côte à côte, et d'observer leur visage de profil, pour se les rappeler.
La fenêtre donnait sur la cour et sur les après-midi grises et glacées de l'hiver, ces hivers rigoureux comme il en existait en ce temps-là.
Voilà qu'un instant du passé s'incruste dans la mémoire comme un éclat de lumière qui vous parvient d'une étoile que l'on croit morte depuis longtemps.
J'avais marché jusqu'à la fenêtre et je regardais, en contrebas, les rails du funiculaire de Montmartre, les jardins du Sacré-Cœur et plus loin, tout Paris, avec ses lumières, ses toits, ses ombres. Dans ce dédale de rues et de boulevards, nous nous étions rencontrés un jour, Denise Coudreuse et moi. Itinéraires qui se croisent, parmi ceux que suivent des milliers et des milliers de gens à travers Paris, comme mille et mille petites boules d'un gigantesque billard électrique, qui se cognent parfois l'une à l'autre. Et de cela, il ne restait rien, pas même la traînée lumineuse que fait le passage d'une luciole.
Une petite fille rentre de la plage, au crépuscule, avec sa mère. Elle pleure pour rien, parce qu'elle aurait voulu continuer de jouer. Elle s'éloigne. Elle a déjà tourné le coin de la rue, et nos vies ne sont-elles pas aussi rapides à se dissiper dans le soir que ce chagrin d'enfant?
Il arrive que dans un rêve vous traversiez un quartier de Paris qui vous semble si lointain que vous avez de la peine, au réveil, à le situer exactement en consultant le plan.
Seul, je me serais perdu. Mais je lui faisais confiance. C'était elle qui me guidait.
Parfois l'on retrouve dans les rêves la lumière de ce temps-là telle qu'elle était à certains moments précis de la journée.
Et pourquoi cela se faisait-il aujourd'hui dans une ville qui avait à ce point chargé qu'elle ne m'evoquait plus aucun souvenir ? Une ville étrangère. Elle ressemblait à un grand parc d'attractions ou à l'espace "duty-free" d'un aéroport.
Ainsi depuis quelques jours me revenaient, par bribes, les images d'une période très lointaine de ma vie. Jusque-là, elles étaient recouvertes par une couche de glace.
Par l’une des portes-fenêtres, un courant d’air m’apportait la rumeur de Paris. Dehors, derrière les grilles du jardin, la place de l’Alma et la terrasse du café où j’attendais, après avoir marché tout l’après-midi, au hasard. Je me confondais avec cette ville, j’étais le feuillage des arbres, les reflets de la pluie sur les trottoirs, le bourdonnement des voix, une poussière parmi les millions de poussières des rues
Il suffit souvent de quelques années pour venir à bout de bien des prétentions.
D’où venaient ces centaines de milliers de touristes dont on se demandait s’ils n’étaient pas les seuls, désormais, à peupler les rues de Paris ?
Cette année-là, l'automne est venu plus tôt que d'habitude, avec la pluie, les feuilles mortes, la brume sur les quais de la Saône. J'habitais encore chez mes parents, au début de la colline de Fourvière. Il fallait que je trouve du travail. En janvier, j'avais été engagée pour six mois comme dactylo à la Société de Rayonne et Soierie, place Croix-Paquet, et j'avais économisé l'argent de mon salaire. J'étais partie en vacances à Torremolinos, au sud de l'Espagne.
J'avais dix-huit ans et je quittais la France pour la première fois de ma vie.
Sur la plage de Torremolinos, j'avais fait la connaissance d'une femme, une Française, qui vivait là depuis plusieurs années avec son mari et s'appelait Mireille Maximoff. Une brune, très jolie. Elle et son mari tenaient un petit hôtel où j'avais pris une chambre. Elle m'avait expliqué qu'elle ferait un long séjour à Paris, l'automne prochain, et qu'elle logerait chez des amis dont elle m'avait donné l'adresse. Je lui avais promis d'aller la voir à Paris, si j'en avais l'occasion.
Au retour, Lyon m'a paru bien sombre. Tout près de chez moi, à droite, sur la montée Saint-Barthélemy, se trouvait le pensionnat des Lazaristes. Des bâtiments construits à flanc de colline et dont les façades lugubres dominaient la rue. Le portail était creusé dans un grand mur.
Pour moi, Lyon de ce mois de septembre-là, c'est le mur des Lazaristes. Un mur noir où se posaient quelquefois les rayons du soleil d'automne. Alors, ce pensionnat semblait abandonné. Mais sous la pluie, le mur était celui d'une prison et j'avais l'impression qu'il me barrait l'avenir.