Citations de René Daumal (312)
FEU AUX ARTIFICES
Les manèges tournent
avec leurs carrosses de plâtre doré,
les sirènes aux cheveux jaunes soufflent
de leurs grandes poitrines creuses,
le malheur entre dans la ville,
parmi les palais bâtis par des fous,
le malheur entre dans les châteaux de cartes,
dans les carcasses de plâtre des maisons,
dans les manèges dorés. (…)
Poème à Dieu et à l’homme
Extrait 4
II s'amène, il te parle, Dieu,
il te prie, Dieu, il parle de Dieu,
il te met des binocles sur ton inexistence,
il affuble d'oreilles postiches ton inexistence,
et il se met des grands poils blancs,
des poils partout tout autour de ton néant
Dieu, sacré nom de Dieu en quatre lettres,
il n'y a plus moyen de s'entendre
il gueule, le putois, il gueule : Dieu, Dieu,
il s'amène, le curé, criant ton sacré nom en quatre lettres,
il s'amène avec sa sacrée trogne
et son Désir Imbécile d'Éclairage Universel.
…
Mémorables
Extrait 4
Souviens-toi de l’ami qui tendait sa raison pour recueillir tes larmes, jaillies de la source gelée que violait le soleil du printemps.
Souviens-toi que l’amour triompha quand elle et toi vous sûtes vous soumettre à son feu jaloux, priant de pourrir dans la même flamme.
Mais souviens-toi qu’amour n’est de personne, qu’en ton cœur de chair n’est personne, que le soleil n’est à personne, rougis en regardant le bourbier de ton cœur.
Souviens-toi des matins où la grâce était comme un bâton brandi qui te menait, soumis, par tes journées, ‒ heureux le bétail sous le joug !
Et souviens-toi que ta pauvre mémoire entre ses doigts gourds laissa filer le poisson d’or.
Souviens-toi de ceux qui te disent : souviens-toi, ‒ souviens- toi de la voix qui te disait : ne tombe pas, ‒ et souviens-toi du plaisir douteux de la chute.
Souviens-toi, pauvre mémoire mienne, des deux faces de la médaille, ‒ et de son métal unique.
Le poème qui n'est pas écouté devient un œuf pourri.
Et j'aurais sombré dans ma propre philosophie si, au bon moment, quelqu'un ne s'était trouvé sur ma route pour me dire : Voici, il y a une porte ouverte, étroite et d'accès dur, mais une porte, et c'est la seule pour toi.
Ce que je vais faire ne sera pas un vrai poème poétique de poète, car si le mot "guerre" était dit dans un vrai poème - alors la guerre, la vraie guerre dont parlerait le vrai poète, la guerre sans merci, la guerre sans compromis s'allumerait définitivement dans le dedans de nos cœurs.
Car dans un vrai poème les mots portent leurs choses.
Résister, c’est se libérer de l’esclavage de l’agréable et du désagréable.
Les fantômes ne hantent pas les lieux où l’on travaille. Un homme en activité, quel que soit ce qu’il produise, n’a pas place en lui pour les fantômes. Par contre, dans les vieilles familles aristocratiques, dans celles du moins qui persistent à vivre d’une vie d’oisiveté, d’une absence de vie, il y a place pour les fantômes.
En Occident, on donnerait plutôt de la morphine au mourant. Là-bas [au Tibet], au contraire, il est enjoint de lui serrer les vaisseaux du cou pour faire affluer le sang au cerveau et le tenir conscient aussi longtemps que possible, et de lui crier dans les oreilles des choses très désagréables et très instructives, pour l’aider à tirer profit de cette dernière expérience de la vie humaine.
L’existence d’une pensée sans mots mais non sans formes est […] nécessaire, par exemple, à tout travail de traduction. Tout bon traducteur s’efforce, sans bien s’en rendre compte, de traduire d’abord son texte en sphota, pour le retraduire, de là, dans la seconde langue ; mais il serait encore meilleur traducteur s’il se rendait clairement compte de cette opération.
Si le langage n'exprime avec précision qu'une intensité moyenne de la pensée, c'est parce que la moyenne de l'humanité pense avec ce degré d'intensité.
Parle ; la chose ou le fait que tu nommeras sera immédiatement réel, si c’est vraiment toi qui parles.
Je sais maintenant qu’à l’origine le Chaos fut illuminé d’un immense éclat de rire. Au commencement, Faustroll a ri le monde.
Souvent, d’ailleurs, aux moments difficiles, tu te surprendras à parler à la montagne, tantôt la flattant, tantôt l’insultant, tantôt promettant, tantôt menaçant ; et il te semblera que la montagne répond, si tu lui as parlé comme il fallait, en s’adoucissant, en se soumettant. Ne te méprise pas pour cela, n’aie pas honte de te conduire comme ces hommes que nos savants appellent des primitifs et des animistes. Sache seulement, lorsque tu te rappelles ensuite ces moments-là, que ton dialogue avec la nature n’était que l’image, hors de toi, d’un dialogue qui se faisait au-dedans.
[A propos de quelques tragédies de Racine]
On n’y trouverait pas une seule beauté qui ne puisse s’analyser ou, tout au moins, se nommer en termes de poétique hindoue.
Basile Philosophe […] est tout à fait abruti par la recherche du « concret », comme il dit pour désigner la plus abstraite des abstractions philosophiques […]. Une de ses dernières trouvailles, ce fut de décrire « le contenu vécu » de ses opérations mentales ; un de ces jours, je l’en préviens, il s’apercevra que ce n’est pas le contenu mais le contenant qui vit, qui fabrique le contenu comme dans un moule.
Leur tête infime a la coriacité chitineuse de celle du ver blanc…
Vous croyez peut-être que [les objets nègres] sont beaux, les bonshommes, vous croyez peut-être qu’ils sont drôles, et qu’ils ont le génie et la fraîcheur de la jeunesse et le charme si particulier (tatsim ! tatsim !) des « peuples-enfants », et bien au goût du jour, pas vrai, morveux de la cervelle, civilisés, mais regardez-les, ces bouts de bois, ils se foutent de vous. Si vous saviez à combien de déluges d’eau, de vent, de feu ils ont survécu avec leur rire d’au-delà toutes les voûtes crâniennes et célestes, qui est de chaque instant, qui est de chaque battement de ta tempe, monsieur, rire au fil de rasoir au ras de l’artère gonflée de ton sale sang de fausse brute !
COMPLAINTE DES ALPINISTES MALCHANCEUX
Le thé sent l’aluminium, douze paillasses pour trente hommes, c’est vrai que ça tenait chaud, mais ils sont partis plus tôt, dans l’air en lames de rasoir, entre le blanc et le noir.
Ma montre s’est arrêtée, la tienne s’est embrouillée, on est tout gluants de miel, y a des grumeaux dans le ciel, on part qu’il fait jour déjà, le névé jaunit déjà, les cailloux pleuvent déjà, y a du froid dans la main lourde, y a du pétrole dans la gourde, y a de la gourde dans les doigts, et la corde a des raideurs d’hérisson de ramoneur.
La cabane était puceuse, et disgracieux les ronfleurs, j’ai la gelure à l’esgourde, tu as l’air d’une macreuse, je n’ai pas assez de poches, tu retrouves ma boussole dans un noyau de pruneau, j’ai oublié mon couteau, mais tu as ta brosse à dents.
Y a vingt-cinq mille heures qu’on monte, et on est toujours en bas, empâtés de chocolat, nous taillochons le verglas, nous grippons dans du fromage, y a de l’âcreur dans le nuage, on y voit blanc à deux pas.
Halte un peu qu’on se ménage, voilà mon sac qui s’ébat, en me décrochant le coeur ; il gambade vers l’en-bas, y a des trous plus noirs que verts, des glouglous, des chemins de fer, dix mille sacs sur la moraine, des faux sacs et des vrais trous, et des sales gros croquenjambes ; enfin voilà mon schaos, mets ta bouillie sur mon dos, mutissons-nous de noyaux de prudence et de pruneaux.
La rimaie va crever de rire, nous enfonçons jusqu’aux barbes, voilà l’espace qui grésille, on s’est trompé de touloir, nos genoux claquent des dents, le gendarme se défend, j’ai un bloc dans la mémoire, un surplomb dans l’estomac, on ne peut plus dire que soif, et j’ai deux gros doigts vert pâle.
On n’a pas vu le sommet, sauf la boîte de sardines, on coinçait tous les rappels, on passait sa vie entière à démêler la ficelle. On est tombé dans des vaches. "Z’avez fait une jolie course ?" – "Epatante, Monsieur, mais dure".
La véritable nuit est dans le cœur des fleurs, des grandes fleurs noires qui ne s'ouvrent pas.