Au centre de ce récit situé en Haïti en 1958, une machine à coudre, une Singer qui donne son titre au roman. Mais pas n’importe quelle machine à coudre : celle-ci est un « cheval », un objet magique grâce auquel une voyante, Dianira Fontoriol, se laisser « chevaucher » par un « loa », l’esprit-conseil d’un négociant qui s’était abrité, pour échapper à la police allemande, derrière le nom d’un poète autrichien, Hugo von Hofmannsthal ! Et voilà Dianira Fontoriol rebaptisée Popa Singer von Hofmannsthal, prophétisant dans des transes spectaculaires l’avenir de son pays, l’engin-cheval ayant le pouvoir de « métisser le plancton de la mer des Gros-Blancs européens avec les substances en suspension dans la mémoire des Nègres d’Amérique ».
Or l’histoire d’Haïti, en 1958, est en train de basculer. François Duvalier, « papa Doc », est au pouvoir depuis un an, et essuie une tentative de coup d’État dont la sanglante répression va ancrer sa dictature. C’est cet épisode que René Depestre a entrepris de raconter, par l’intermédiaire d’un narrateur à forte tonalité autobiographique, qui se trouve être un des fils de Popa Singer. Comme Depestre, Dick Denizan est un poète haïtien exilé en France pour activités révolutionnaires et qui revient au pays en 1958 pour reprendre contact avec le parti communiste local. Mais rien ne se passe comme prévu. Compagnon de jeunesse de papa Doc, Dick est aussitôt invité au palais présidentiel, où il refuse de collaborer avec le nouveau régime. Le voilà suspect aussi bien aux yeux du pouvoir que des communistes. Dans la famille Denizan se forme alors un noyau de résistance qui éclatera dans la répression du coup d’État. Resté seul avec sa mère et l’esprit du « loa », le narrateur s’entend signifier de poursuivre la lutte à Cuba. Comme René Depestre, qui rejoindra Che Guevara en 1959.
Cette année haïtienne, racontée comme une symphonie burlesque en trois mouvements avec prélude, interludes et épilogue, devient un tragique carnaval dominé par la stature monstrueuse de deux géants antagonistes : l’ogre à la virilité outrancière de Papa Doc et la Grande Mémé à la maternité généreuse. Dans une langue truculente aux images colorées qui emprunte à tous les registres, poétique, savant, créole, enfantin, sexuel... les dialogues s’emballent, parsemés d’onomatopées (« la prochaine fois ce sera pan-pan-pan ») et de composés déroutants (« leur tour viendra d’entendre au fond du cul foutre-sang-tonnerre ! le cocorico-bonjour des papas-coqs-guédés de la révolution duvaliériste »). Scène d’anthologie que la perquisition dans la bibliothèque du poète par des tontons macoutes tout justes capables d’en égrener les titres : « Le Petit Chaperon rouge ? Un agitateur qui affiche des idées bolcheviques à son chapeau de paille. Le Petit Prince ? Un mauvais sujet qui, dès le berceau, commence à conspirer »... Les sentiments et les émotions se glissent spontanément sous la ceinture, le « dépit rageur au bas-ventre » ou « l’envie de fumer dans les couilles ».
Et pourtant, le sujet reste grave, tragique, et la réflexion sous-jacente ne se réduit pas à des caricatures. Derrière l’affrontement de Papa Doc et Popa Singer se profile celui des bossales (les esclaves noirs venus d’Afrique) et des créoles. Théorisé de façon grotesque par le premier (« la vibration de l’x bossale doit entraîner la vibration corrélative de l’y créole »), il prend chez la seconde l’allure d’une tragédie nationale, un « malheur-tigre à l’haïtienne » : « le tonton-macoutisme d’État, la papadocratie vita aeternam, la satrapie créole ou bossale, le carnaval politique auraient la même origine surnaturelle que les pluies et les vents qui dévastent les plantations de bananes ». Le pouvoir de métissage de la Singer en prend du coup une dimension symbolique qui cadre avec le récit.
Ce roman inclassable, sombre et plantureux, où se mêlent intimement l’humour, la poésie et la réflexion, a longtemps dormi dans les tiroirs de l’auteur pour avoir effrayé son éditeur d’origine. Renonçant au roman, René Depestre s’était alors tourné vers la poésie et l’essai. Saluons d’autant plus sa publication.
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