Citations de Svetlana Alexievitch (920)
Souvenez-vous d’Erich Maria Remarque… Comme une génération perdue qui rentre toujours de la guerre. Avec Tchernobyl, il s’agit d’une génération désemparée. Nous sommes désarmés… Seule la souffrance humaine n’a pas changé… Notre seul capital. Qui n’a pas de prix !
Ma mère disait que le malheur est le meilleur des professeurs. Mais on a envie de bonheur.
Je ne vivais pas chez moi, j'habitais à l'usine... Sur le chantier. Et oui... Le téléphone pouvait sonner à deux ou trois heures du matin. Staline ne dormait jamais, il se couchait tard, alors nous ne dormions pas non plus. Nous, les cadres dirigeants. Du haut jusqu'en bas de l'échelle. J'ai eu deux décoration et trois infarctus.
Et toujours le commentaire : les occidentaux sèment la panique en diffusant des calomnies délibérées au sujet de l'accident. Quant au dosimètre, tantôt on l'apposait sur une assiette de poisson, tantôt sur des beignets vendus en plein air. C'était une imposture. Les dosimètres militaires en usage à l'époque n'étaient pas destinés au contrôle des produits alimentaires, ils ne mesuraient que le fond de radiation...
L'incroyable quantité de mensonges liés à Tchernobyl n'a pas d'équivalent, sauf pendant la guerre...
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Les livres que j'écris ce sont à la fois des documents et l'image que j'ai de mon époque. Je rassemble des détails, des sentiments que je puise dans une vie humaine, mais aussi dans l'air du temps, dans ses voix, dans son espace. Je n'invente pas, je n'extrapole pas, j'organise la matière que me fournit la réalité. Mes livres ce sont les gens qui me parlent et c'est moi avec ma façon de voir le monde, de sentir les choses.
J'écris, je note l'histoire contemporaine au quotidien. Des paroles vivantes, des vies. Avant de devenir de l'histoire, elles sont encore le cri de quelqu'un, un sacrifice ou un crime. Mille fois je me suis posée la question : comment traverser le mal sans ajouter au mal dans le monde, surtout aujourd'hui quand il prend des dimensions cosmiques ? A chaque nouveau livre je m'interroge. C'est mon fardeau. C'est mon destin.
(dernière audience, 8 décembre 1993, procès pour l'ouvrage "Cercueils de zinc")
Ca fait longtemps que je suis vieux… mais la vieillesse aussi , c’est intéressant. On comprend que l’homme est un animal… on se découvre beaucoup de choses en commun avec les animaux… Comme disait Ranevskaïa, la vieillesse, c’est quand les bougies sur le gâteau d’anniversaire coûtent plus cher que le gâteau lui-même, et que la moitié de vos urines passe dans les analyses… (il rit) Rien ne nous protège de la vieillesse, ni les décorations, ni les médailles. Eh non ! Le réfrigérateur ronronne, l’horloge tic-taque… Il ne se passe rien d’autre.
Quand Gorbatchev est arrivé au pouvoir, nous étions tous fous de joie. On vivait dans des rêves, des illusions. On vidait nos cœurs dans nos cuisines.
On voulait une nouvelle Russie… Au bout de vingt ans, on a enfin compris : d’où aurait-elle pu sortir cette Russie ? Elle n’existait pas, et elle n’existe toujours pas. Quelqu’un a fait remarquer très justement qu’en cinq ans, tout peut changer en Russie et en deux cent ans, rien du tout.»
J'écris, je ramasse brin par brin, miette par miette, l'histoire du socialisme "domestique" ... "intérieur". La façon dont il vivait dans l'âme des gens. c'est toujours cela qui m'attire, ce petit espace - l'être humain ... Un être humain. En réalité, c'est là que tout se passe.
L'essentiel de la guerre se passa hors la vue. Sur le front mais aussi à l'arrière, dans chaque foyer, dans notre société. Mon émancipation complète, je crois qu'elle date de ce séjour à Kaboul. Je revois le moment où nous sommes entrés dans un hôpital militaire. Nous venions apporter des jouets. C'était une grange immense, pleine de vieillards et d'enfants amputés, un spectacle atroce. J'avais un tas de nounours en peluche à distribuer. J'en donne un à un garçon qui l'attrape avec ses dents. Je demande : "Pourquoi avec les dents ?" La femme d'à côté baisse la couverture et me montre l'enfant sans bras ni jambes. Il n'y avait plus rien à dire.
J'ai vécu toute une vie et je n'ai pas la force d'en entamer une seconde...
Dès les premiers jours, les sentiments étaient que nous n'avions pas seulement perdu la ville, mais la vie entière...
"Mais les souvenirs sont fragiles, éphémères, ils ne forment pas un savoir exact, mais plutôt ce que l'homme devine sur lui-même. Ce ne sont pas encore des connaissances, seulement des émotions".
Infligez moi des souffrances, les plus tristes, les plus terribles, pourvu que mes prières parviennent jusqu'à lui, jusqu'à mon amour. Sur sa tombe, j'accueille chaque fleur, chaque racine, chaque brin d'herbe :
Tu viens de là-bas? Tu étais avec lui?... Tu viens de la part de mon fils?...
Je parlais à son cercueil comme une folle : "Qui est là? Est-ce toi, mon petit?... Qui est là? Est-ce bien toi, mon petit?... "
Ils me l'ont ramené dans un cercueil fermé : voilà, mère, nous te l'avons rapporté... Je ne pouvais m^me pas l'embrasser une dernière fois... le caresser... Je ne savais même pas comment il était vêtu...
[Tchernobyl]. Pour la petite Biélorussie de dix millions d'habitants, il s'agissait d'un désastre à l'échelle nationale. Pendant la Seconde Guerre mondiale, sur la terre biélorusse, les nazis avaient détruit 619 villages et exterminé leur population. A la suite de Tchernobyl, le pays en perdit 485. Soixant-dix d'entre eux sont enterrés pour toujours. La guerre tua un Biélorusse sur quatre ; aujourd'hui, un sur cinq vit dans une région contaminée. Cela concerne 2,1 millions de personnes, dont sept cent mille enfants. Les radiations constituent la principale source de déficit démographique. (p.7-8)
On vit... On est un homme ordinaire. Un petit homme. Comme tout le monde, on va au travail et on rentre du travail. On reçoit un salaire moyen. Et on part en vacances une fois l'an. Un homme normal, quoi ! Et puis, un beau jour, on se transforme en un homme de Tchernobyl, en une curiosité !
Un événement raconté par une seule personne est son destin. raconté par plusieurs, il devient l'Histoire. ( p.32)
J'ai beaucoup réfléchi. Je cherchais le sens... Tchernobyl est une catastrophe de la mentalité russe. Vous n'y avez jamais pensé ? Bien sûr que je suis d'accord lorsque l'on dit que ce n'est pas le réacteur qui a explosé, mais tout l'ancien système de valeurs. Quelque chose, pourtant, me manque dans cette explication...
Un événement raconté par une seule personne est son destin. Raconté par plusieurs, il devient l’Histoire. Voilà le plus difficile : concilier les deux vérités, la personnelle et la générale. Et l’homme d’aujourd’hui se trouve à la fracture de deux époques…
Je ne suis pas toute seule sur cette tribune… Je suis entourée de voix, de centaines de voix, elles sont toujours avec moi. Depuis mon enfance. Je vivais à la campagne. Nous, les enfants, nous
aimions bien jouer dehors, mais le soir nous étions attirés, comme par un aimant, par les bancs sur lesquels les vieilles babas fatiguées se rassemblaient près de leurs maisons, leurs “khatas”, comme on dit chez nous. Elles n’avaient plus de maris, plus de pères, plus de frères, je ne me souviens d’aucun homme dans notre village après la guerre. Pendant la Seconde Guerre mondiale, un Biélorusse sur quatre est mort au front ou dans la résistance. Notre monde à nous, les enfants de l’après-guerre, était un monde de femmes.