En refermant ce livre, je ne peux que faiblement réaliser le travail de recherche qu'a certainement réalisé l'auteur (et j'aurais bien aimé savoir à la fin dans quelles archives il a risqué ses poumons et ses yeux). Le 14 juillet, prise de la Bastille, tout ça, on croît connaître, et on connaît un peu , rassurez-vous. Juste assez pour suivre l'auteur sans efforts, pas assez pour ne pas être ébloui par la masse d'informations nouvelles (à moins d'être un spécialiste ou un fan de l'époque). C'est le 14 juillet au plus près, pressé par la foule des émeutiers. Une foule qui ne reste pas 100% anonyme, Eric Vuillard égrenant leurs noms et professions, si connues. Une plongée dans le petit peuple, celui qui a faim, a du mal à joindre les deux bouts, loin des fêtes et gaspillages d'une minorité. "Beaucoup de parisiens ont à peine de quoi acheter du pain. Un journalier gagne dix sous par jour, un pain de quatre livres en vaut quinze. Mais le pays, lui, n'est pas pauvre. Il s'est même enrichi. Le profit colonial, industriel, minier, a permis à toute une bourgeoisie de prospérer. Et puis les riches paient peu d'impôts; l'Etat est presque ruiné, mais les rentiers ne sont pas à plaindre. Ce sont les salariés qui triment pour rien, les artisans, les petits commerçants, les manœuvres. Enfin il y a les chômeurs, tout un peuple inutile, affamé. C'est que, par un traité de commerce, la France est ouverte aux marchandises anglaises, et les riches clients s'adressent à présent à des fournisseurs étrangers qui vendent à meilleur prix. Des ateliers ferment, on réduit les effectifs."
Heu ah oui, on est en 1789, je dois me frotter les yeux.
Donc nos gens du peuple sont là, Legrand, concierge, Legros, capitaine, Legriou, monteur en pendule, Lesselin, manouvrier, Masson, cloutier, Mercier, teinturier, Minier, tailleur, Saunier, ouvrier en soie, je donne juste une tranche, tous pour la plupart jeunes, très jeunes.Des métiers disparus, souvent.
Sous la plume d'Eric Vuillard, l'Histoire est drue, vivante, échevelée parfois. Je n'en dirai pas plus, jetez-vous sur ce court (200 pages) récit absolument éblouissant.
"Mais il n'y a pas que Louis et Aubin à jouer les équilibristes, il y a huit ou dix autres hussards sur ce toit. Il faut être attentif à ces vagues présences, contours, profils, à ces locutions dont tout récit se sert pour mener son lecteur. Gardons-les encore contre nous un instant, ces huit à dix autres, par la grâce d'un prénom personnel, comme de tout petits camarades, puisqu'eux aussi ils courent sur le toit, ils font peut-être les marioles, ils dansent sur l'horizon. Tournay est dans la cour, et là, ils disparaissent, on les abandonne définitivement, on ne les reverra plus jamais. Ce sont les petits bonhommes de Brueghel, ces patineurs que l'on voit de loin depuis l'enfance, ombres familières aperçues au fond d'un tableau, sur la glace.Ils nous font pourtant un curieux effet de miroir depuis leur brime. On se sent plus proches d'eux que de ceux qui campent au premier plan. Ce sont leurs silhouettes que l'on scrute, que nos yeux supposent, que le brouillard mouille.Et si nous rêvons, il n'y a plus qu'eux."
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