On retiendra une des grandes thèses d'Alain Erhenberg : ce n'est pas parce que les choses sont plus individuelles qu'elles sont moins sociales. Autrement dit, l'individualisme de nos sociétés est bien un bien un phénomène de socialisation.
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L'alcool est un moteur de parole, une dynamo de la communication. Il est le support d'une imagerie désordonnée de la sociabilité parce qu'il est assimilé à la fois aux classes populaires et au débit de boissons qui est leur chez-soi. Cette sociabilité s'oppose à celle de l'apéritif bourgeois dans l'espace domestique, définissant ainsi deux manières du bien boire selon l'appartenance sociale, le mal-boire est l'alcool pris chez soi et seul, le bien-boire se déroule au café, in désinhibe l'individu et favorise la sociabilité. C'est également boire au travail, car il y a une diététique populaire de l'alcool : la stimulation, le coup de fouet pour se donner le courage et l'énergie au travail.
Si, pour l'alcool, les sociétés occidentales ont traité des limites du droit à disposer de soi en termes de seuil, la drogue est devenue progressivement un problème de société en se construisant historiquement comme négativité pure, comme la part maudite des techniques de multiplication de l'individualité. S'il doit y avoir des limites à la libre disposition de soi, limites sans lesquelles il n'y aurait qu'une société privée, c'est-à-dire également privée d'espace public, d'espace vivable, pourquoi l'usage de drogues pose-t-il en soi problème, alors que, pour l'alcool, seul l'abus en est un ? Pourquoi la consommation de n'importe quelle drogue est-elle assimilée à une manie, alors que ce n'est pas le cas pour l'alcool ?
Au XIXème siècle, la drogue n'a jamais suscité les inquiétudes, voire les paniques, de ces trois grands fléaux sociaux que sont l'alcoolisme, la tuberculose et la syphilis (.).
La naissance du problème de la drogue est en effet associée à l'émergence et à la diffusion du sentiment de l'individualité sous la forme d'une double ambivalence qui perdure encore aujourd'hui : une conscience de soi, qui s'éprouve comme une division de soi, et une indépendance nouvelle à l'égard des règles sociales, qui se paie de l'asservissement à un produit? Le problème de la drogue s'est façonné dans cette alliance contradictoire entre l'émancipation à l'égard du dehors et l'assujettissement à l'égard du dedans.
L'humanité améliorée artificiellement par des médicaments psychotropes permettant d'apaiser l'angoisse, de stimuler l'humeur, de renforcer la mémoire ou l'imagination est en passe de devenir notre quotidien. Les débats sur les médicaments psychotropes, initiés sur les tranquillisants et les somnifères dans les années 80, se poursuivent aujourd'hui sur les antidépresseurs, tandis que l'amélioration artificielle de la mémoire et des capacités cognitives de chacun sera bientôt à l'ordre du jour via les recherches sur la maladie d'Alzheimer. Si l'on peut modifier les perceptions mentales sans danger pour soi et pour autrui, nos sociétés seront-elles composées d'individus "normaux" et assistés en permanence par des produits psychiques ? Le mythe de la drogue parfaite est une question sociologique et politique d'actualité.
La drogue est certes un esclavage pour une partie de ses consommateurs, pourtant, les drogues, les produits psychotropes (drogues illicites, alcool, médicaments psychotropes) participent de climats existentiels propres à nos sociétés d'individus que la figure du toxicomane radicalise. Il constitue la partie émergée de l'iceberg.