Stéphane Audouin-Rouzeau est un historien spécialiste de la Première Guerre Mondiale, président de l'Historial de
la Grande Guerre de Péronne, dans la Somme. Il était très présent sur les plateaux de télévision au moment des commémorations du centenaire de ce conflit, a publié de nombreux ouvrages savants sur le sujet, mais aussi des livres de vulgarisation comme "
14 - 18, retrouver la Guerre" avec
Annette Becker, disponible en Folio, et le désormais classique "
La Grande Guerre" chez Découvertes Gallimard, bien connu des lycéens français. Il a, semble-t-il, porté récemment son attention sur le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994. Cet homme est donc un intellectuel français de premier plan, un historien de référence, une sommité.
Les autobiographies d'historiens sont désormais un genre à part entière, on pense par exemple à
Mona Ozouf,
Paul Veyne,
Pierre Nora. Ces ouvrages rencontrent un succès considérable auprès d'un vaste public, au-delà des cercles d'érudits et d'historiens, plus encore probablement depuis le succès d'Indiana Jones au cinéma. Qu'ont à dire nos historiens sur eux-mêmes, sur leur vocation, leurs travaux, leur amour de l'histoire, qui sont-ils quand ils se risquent en dehors de leur bibliothèque, salle de classe, université ?
Ici, seule la dernière partie de "La part d'ombre" est biographique, l'essentiel est un dialogue par mail entre deux historiens spécialistes. Une forme de maïeutique, souvent très éclairante, tant les questions posées par l'historien
Hervé Mazurel sont pertinentes. L'ensemble forme un tout cohérent, fort intéressant, parfois très technique, qui me donne très envie de lire les publications de cet auteur que je n'ai pas lues.
De formation classique, un de nos brillants élèves,
Stéphane Audouin-Rouzeau a passé un prestigieux concours de l'Éducation Nationale, l'agrégation d'histoire : on mesure ce que ceci suppose de bachotage et de formatage intellectuel. Il affirme d'ailleurs qu'au sortir du concours, il "ne savait rien". L'un des enjeux de cet ouvrage est de définir quelles influences ont ensuite orienté sa trajectoire intellectuelle : la pratique d'autres sciences sociales, l'anthropologie notamment, la rencontre d'historiens français et étrangers. Une évolution qui le conduit à revendiquer, au-delà de ses grades, diplômes universitaires et vastes éruditions, la compétence de "spécialiste des phénomènes de violence".
L' historien se présente aussi comme pratiquant d'arts martiaux, probable tentative de s'incarner comme un "baroudeur", une forme d'affirmation d'une expérience du combat, ce qui fera sourire un lecteur qui, par exemple, aurait côtoyé les soldats français de l'opération Turquoise de retour du Rwanda. Cet intellectuel s'aventure donc parfois hors de son université, sur les tatamis.
Le lecteur découvre un homme attachant, animé du goût de la provocation et de la transgression. Il disserte sans ambages sur les mesquineries et vives polémiques (par exemple, autour des termes de "consentement" et de "brutalisation") qui caractérisent son milieu de chercheurs universitaires sur la Première Guerre Mondiale. Il critique ses propres productions et évoque tel ou tel chapitre qui serait aujourd'hui à réécrire, tant la connaissance du sujet a évolué.
L'influence de l'anthropologie sociale française, inspirée par
Claude Lévi-Strauss, semble capitale. Mais aussi celle de tel ou tel film de
Bertrand Tavernier ou des "Champs d'honneur" de
Jean Rouaud.
J'ai trouvé le rôle qu'il assigne à la cruauté dans les violences de guerre particulièrement pertinent, tout comme son explication de pourquoi
la Grande Guerre a servi de référence ultime lors de la pandémie de Covid-19.
Les éclairages sur l'actualité sont en effet nombreux, par exemple sur le rapport Duclert demandé par le président Macron sur le Rwanda. Intéressantes révélations sur la mission compliquée assignée à l'armée française lors de cette guerre civile en Afrique.
Cet historien qui a su humaniser les faits de guerre est donc lui-même très humain. Un livre important au moment où l'Europe est confrontée à une guerre qui évoque furieusement
la Grande Guerre. Ce livre rappelle aussi à quel point les compétences de nos chercheurs universitaires seront précieuses pour décrypter le conflit en Ukraine. A minima, un livre à glisser sur les bureaux de toutes nos têtes blondes qui s'interrogent sur leur orientation avant Parcoursup. Oui, le métier d'historien est exaltant, et
Stéphane Audouin-Rouzeau le communique formidablement bien.
Livre reçu dans le cadre de l'opération "Masse critique" non-fiction de février 2023. Merci de me l'avoir envoyé, un choix heureux, j'ai beaucoup apprécié cet ouvrage.