Ce tome fait suite à La vallée de la solitude (épisodes 25 à 29). Il contient les épisodes 30 à 34, initialement parus en 2009. Tous les scénarios sont de
Jason Aaron et les illustrations de
R.M. Guéra.
Dans la scène d'introduction, Agnes Poor Bear évoque en quelques mots l'un des mythes cosmogoniques des Cheyennes (à base de castor) qui donne son titre au présent recueil (Rongé jusqu'à l'os), au profit de Franklin Falls Down. Dashiell Bad Horse se retrouve à ramener Arthur Pendergrass vers la réserve Prairie Rose. Par la suite tout n'est que décision. Lincoln Red Crow demande à Bad Horse de trouver la taupe que le FBI a infiltrée dans la réserve. Quelle possibilité d'action pour Bad Horse ? Lincoln Red Crow doit gérer les conséquences des mesures qu'il a prises à l'encontre de Mister Brass. Quelle stratégie développer vis-à-vis de Johnny et de son gang de Hmongs ? Franklin Falls Down a l'intuition que l'incarcération de Lawrence Belcourt cache quelque chose. Qui interroger ? Baylis Earl Nitz a la conviction qu'une preuve des activités criminelles de Red Crow est à sa portée. Comment s'en emparer ? Plus le temps passe, plus Britt Fillenworth se doute de son avenir est compromis. À qui se fier ?
Avec ce tome,
Jason Aaron entame la deuxième moitié de son récit ; le temps de la mise en place est passé. le temps des résolutions débute. Comme à son habitude, il commence par décontenancer son lecteur avec ce mythe amérindien. L'inclusion de ce morceau de folklore produit un effet surprenant. Loin de ridiculiser Poor Bear du fait de ses croyances, Aaron montre au contraire la force et la pertinence de cette parabole. Détail par détail, il continue à distiller la culture amérindienne, transformant une localisation propice à a violence et aux trafics, en un lieu enraciné dans l'histoire et une culture spécifique. Comme dans les tomes précédents, Aaron montre un savoir faire quasi surnaturel à replacer chaque personnage pour que le lecteur se remémore aisément de qui il s'agit et dans quelles circonstances il l'a déjà croisé.
Au premier niveau de lecture, Aaron raconte un polar noir haletant, ayant pour personnages principaux des beaux salauds, tuant, torturant, brutalisant, pour qui la solution à tous les problèmes est dans la violence. Il n'y a aucun innocent, tout juste quelques individus qui font tout leur possible pour éviter de faire le mal, en étant obligé de fermer les yeux sur les exactions de leur entourage. À chaque épisode, le lecteur est confronté aux conséquences des actions des personnages. Aaron ne se contente pas de ressasser encore et toujours le thème du cercle vicieux de la violence qui engendre la violence, ou de la vengeance qui appelle la vengeance. Au cours des tomes précédents, il a développé les personnalités de chaque protagoniste en leur donnant des profils psychologiques propres, et des motivations spécifiques. Aucun personnage n'est interchangeable, chaque action trouve sa source dans le passé de l'individu, chaque comportement est l'aboutissement logique d'une histoire personnelle. Aucun personnage ne peut prétendre au titre de héros et pourtant Dashiell Bad Horse et Lincoln Red Crow sont toujours aussi attachants. Impossible pour le lecteur de se désintéresser de leur sort, ou de souhaiter leur perte malgré les crimes dont ils se rendent coupables, malgré le sadisme dont ils font preuve. Aaron a réussi à justifier leurs actes par leur histoire personnelle, à les transformer en héros de leur propre vie, malgré leurs défauts et leur moralité pervertie.
À un deuxième niveau de lecture, ce roman noir épate par sa maîtrise. Aaron a entremêlé le sort de plusieurs individus qui interagissent en influant sur l'avenir de la communauté de la réserve Prairie Rose. Il y a certes quelques personnages plus importants que les autres (Dashiell Bad Horse et Lincoln Red Crow), mais les épisodes consacrés aux autres protagonistes en ont fait des individus à part entière. de ce fait lorsque qu'une scène leur est consacrée, ils ne viennent pas délayer l'histoire ou la dérouter de sa trame principale, ils viennent enrichir la composition, apporter un autre point de vue, accomplir une autre partie du destin, sans cesse prouver que les plans les mieux préparés déraillent comme les autres. Aaron manie tous les codes des romans noirs (brutalité, crimes infâmes, bassesses, noirceur de l'âme, déchéance, trahison de ses idéaux, dégout de soi) dans un récit rapide, avec un niveau de suspense tel qu'il n'est pas possible de lâcher un tome avant de l'avoir fini, sans jamais donner l'impression de se reposer sur des scènes toutes faites, ou sur des clichés.
Le lecteur a le plaisir de retrouver l'illustrateur principal de la série pour les 5 épisodes qui composent le tome :
R.M. Guéra. C'est une grande chance que le récit bénéficie d'un dessinateur d'une telle qualité. Pour commencer, Guéra sait camper des décors réalistes et crédibles. Pour que les méfaits qui agitent la réserve puissent être crédibles, il est indispensable que le lecteur puisse déjà croire dans la réalité de cette réserve. Guéra sait dessiner des décors qui dégagent un parfum d'authenticité indéniable. Que ce soient les cellules du poste de police, une station service paumée en plein désert, une armurerie de proximité (pour un achat inoubliable), le luxe ostentatoire du petit nid d'amour de Johnny le Hmong, le taudis qui sert de foyer à Carol
Ellroy, ou les visions des canyons arides, Guéra évite les pièges des stéréotypes et de la superficialité pour tout rendre possible. C'est un vrai plaisir de lecture que de découvrir site après site, aussi exotique que vraisemblable. La force visuelle de Guéra s'applique aussi bien à la conception générale de chaque lieu qu'aux détails. Dès la première scène, le lecteur peut toucher le matériau de la canne d'Agnes Poor Bear et en apprécier la qualité de la laque. Ensuite Guéra a donné une identité visuelle forte à chaque personnage, impossible de les oublier, encore plus impossible de les confondre. Chacun dispose d'un langage corporel qui lui est propre. Lorsque Dashiell Bad Horse se retrouve dans un guêpier qui l'oblige à se planquer dans une ruelle, sa peur se lit dans sa gestuelle. Lorsque Pendergrass se retrouve à faire une emplette particulière, sa posture en dit long sur sa détermination et l'acceptation de son sort, sa résignation à accomplir un acte qui le souille. Enfin ses compositions de page sont d'une lisibilité exemplaire. Guéra utilise exactement le nombre de cases nécessaires, ni plus ni moins. S'il peut exprimer une situation en une seule image, il ne s'éparpillera pas en effets de caméra ou d'angle de vue improbable. En 1 image il peut montrer la nature de l'expédition des Hmongs embarqués dans leur énorme 4x4, leurs armes à leur coté, dans des postures détendues, dans l'attente de l'action. Aaron n'a pas besoin d'ajouter de copieuses cellules de texte, Guéra dit tout dans ses images.
Avec ce tome, le lecteur a la confirmation que le temps des présentations et des explications est passé et que le destin est en marche vers des résolutions définitives. Aucun personnage ne peut échapper à ce destin implacable qui broie les individus ; quelques uns sont plus poissards que d'autres. L'avenir des habitants de la réserve Prairie Rose continue de se préciser dans Rez blues (épisodes 35 à 42).