Il aimait sa mère, mais elle lui était étrangère et quand elle lui demandait comme ça s'était passé, il répondait: "normalement, m'man." Alors grand-mère lui disait que cela n'existait pas, normalement, que les choses étaient forcément d'une façon plutôt que d'une autre, on voyait qu'elle en faisait une maladie, qu'elle était jalouse quand après, attablés tous les trois avec grand-père, les choses du monde prenaient cette façon que grand-mère avait indiquée.
Il lui disait que la vie allait ainsi, avec des choses horribles, mais aussi avec d'autres, magnifiques.
L'amour ne s'attarde ni sur sur l'âge ni sur rien qui ne soit l'amour.
Jamais elle ne se plaignait de cette vie de cendres après une unique étincelle
(...)
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I
Grand-mère connut le Rescapé à l’automne 1950. C’était la première fois qu’elle quittait Cagliari pour aller sur le Continent. Elle approchait des quarante ans sans enfants, car son mali de is perdas, le mal de pierres, avait interrompu toutes ses grossesses. On l’avait donc envoyée en cure thermale, dans son manteau droit et ses bottines à lacets, munie de la valise avec laquelle son mari, fuyant les bombardements, était arrivé dans leur village.
Vivre bien et vivre heureux, voilà deux choses différentes. Et sans un peu de magie, il est certain que je ne connaîtrais pas la seconde.
Wolfgang Amadeus Mozart
(Citation qui ouvre le roman)
Et la nostalgie, c'est de la tristesse, mais c'est aussi un peu de bonheur.
Le Rescapé avait une méchante valise, mais il était vêtu de façon distinguée et malgré sa jambe de bois et sa béquille, c'était un très bel homme. Après le dîner, de retour dans sa chambre, grand-mère se mit aussitôt au bureau pour le décrire avec précision, de sorte que si elle devait ne plus le croiser dans l'hôtel, elle ne risquât pas de l'oublier. Il était grand, il avait des yeux sombres et profonds, la peau douce, le cou fin, les bras forts et longs et de grandes mains d'une candeur enfantine, la bouche charnue et évidente malgré une barbe courte et légèrement frisée, le nez doucement arqué.
"Et si nous embrassions nos sourires ?"
"Cette maison n'est pas restée vide, d'autant que nous venons ici, mon fiancé et moi, je pense toujours qu'elle garde l'énergie de grand-mère et que si nous faisons l'amour dans un lit de la rue Manno, dans cet endroit magique où l'on n'entend que la rumeur du port et le cri des mouettes, nous nous aimerons toujours. Car au fond, en amour, il s'agit peut-être au bout du compte de se fier à la magie, on ne peut pas dire qu'on puisse trouver une règle, quelque chose à suivre, pour que tout se passe bien, par exemple obéir à des commandements.
Et au lieu de faire le ménage, de lire les nouvelles sur la situation en Irak avec ces Américains dont on ne comprend pas s'ils sont une armée de libération ou d'occupation, j'ai écrit, sur le cahier que j'ai toujours sur moi, le récit de grand-mère, du Rescapé, de son père, de sa femme, de sa fille, de grand-père, de mes parents, des voisines de la rue Sulis, de mes grands-tantes paternelles et maternelles, de ma grand-mère Lila, de mesdemoiselles Doloretta et Fanni, de la musique, de Cagliari, de Gênes, de Milan, de Gavoi."