[...]«Bonjour princesse.»
Et ma grand-mère riait, émue et heureuse :
«Princesse de quoi ?»
Si je devais ne jamais te rencontrer, fais qu'au moins, je sente le manque de toi.
Tout le monde était persuadé qu'un homme de cinquante ans ne regarde jamais une femme de son âge, mais ces raisonnements valaient pour les choses du monde. Pas pour l'amour. L'amour ne s'attarde ni sur l'âge ni sur rien qui ne soit l'amour.
Elle installait toujours sa chaise un peu derrière lui pour qu’il ne la voie pas, charmée, regarder la courbe de son front, (…), sa gorge sans défense, (…) dans sa chemise aux manches retroussées d’une blancheur immaculée (…), une dignité à en pleurer, dans ce corps offensé mais malgré tout encore inexplicablement fort et beau.
"Papa dit que nous avons une fausse idée de la stabilité. Que la stabilité pour nous c'est rester sans bouger. Alors qu'être stable c'est être stable dans le mouvement."
Toutes ces pierres dans nos corps.
Et la nostalgie, c'est de la tristesse, mais c'est aussi un peu de bonheur.
[Incipit.]
Grand-mère connut le Rescapé à l'automne 1950. C'était la première fois qu'elle quittait Cagliari pour aller sur le Continent. Elle approchait des quarante ans sans enfants, car son mali de is perdas, le mal de pierres, avait interrompu toutes ses grossesses. On l'avait donc envoyée en cure thermale, dans son manteau droit et ses bottines à lacets, munie de la valise avec laquelle son mari, fuyant les bombardements, était arrivé dans leur village.
Elle s'était mariée sur le tard, en juin 1943, après les bombardements américains sur Cagliari, à une époque où une femme pas encore casée à trente ans était déjà presque vieille fille. Non qu'elle fût laide, ou qu'elle manquât de soupirants, au contraire. Mais un moment venait où les prétendants espaçaient leurs visites, puis disparaissaient de la circulation, toujours avant d'avoir demandé officiellement sa main à mon arrière-grand-père. Chère Mademoiselle, des raisons de force majeure m'empêchent ce mercredi, ainsi que le prochain, defai visita afustetti*, comme c'était mon vœu le plus cher, mais hélas irréalisable.
Ma grand-mère attendait alors le troisième mercredi, mais chaque fois se présentait une pipiedda, une fillette, qui lui apportait une lettre repoussant encore, et puis, plus rien.
Ces jours-là, elle était heureuse même si elle n'avait pas l'amour, heureuse des choses du monde même si grand-père ne la touchait jamais à part quand elle effectuait les prestations de maison close, même s'ils continuaient à dormir chacun de son côté du lit en veillant à ne pas s'effleurer et se disaient:
"- Passez une bonne nuit.
- Bonne nuit, vous aussi." (p.32)
Un soir, avant de s'asseoir dans le fauteuil bancal, près de la fenêtre sur le puits de lumière, grand-père alla prendre sa pipe dans sa valise de réfugié, sortit de sa poche un paquet de tabac tout neuf et se mit à fumer, pour la première fois depuis ce mois de mai 1943. Grand-mère approcha son siège et resta assise à le regarder.
"Ainsi, vous fumez la pipe. Je n'ai jamais vu personne fumer la pipe."
Et ils restèrent en silence tout ce temps-là. Quand grand-père eut fini, elle lui dit : "Il ne faut plus que vous dépensiez de l'argent pour les femmes de la maison close. Cet argent, vous devez le dépenser pour acheter votre tabac et vous détendre en fumant votre pipe. Expliquez-moi ce qui se passe avec ces femmes, et je ferai exactement pareil."