«
Madame Hayat » a été une lecture marquante. Autant dire que lorsque j'ai reçu une proposition de lecture du nouveau roman d'
Ahmet Altan, j'ai secrètement espéré le recevoir. Je remercie vivement Babelio et les éditions
Actes Sud pour ce très beau cadeau.
J'attendais énormément de ce dernier roman, tant j'avais été séduite par l'écriture et la force de «
Madame Hayat », lauréat du prix Femina étranger 2021. Je n'ai pas été déçue, l'auteur est parvenu à m'emporter dans un lieu et une époque, la Turquie au début du XXème siècle, en diffusant toute une palette d'odeurs, de couleurs, de sonorités et d'émotions, de résonances politiques.
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Le roman s'articule autour des trois frères tcherkesses, Arif Bey, Hakkî et Ziya.
«Ils vivaient sans crainte et insouciants, au début des années 1900, dans la capitale d'un empire en décomposition, au milieu d'un peuple qui avait pour condition la misère et
la peur.»
Ziya, le dernier de la fratrie, admire son grand frère, Arif Bey. Beau, charismatique, redouté, il voit en lui un héros, un modèle, un guide.
Ce grand frère adulé est un caïd de la pègre d'Istanbul. Cet homme violent, irascible, plein d'arrogance et de suffisance, va le façonner, le pétrir, le modeler, l'éduquer dans le culte de l'honneur et du devoir. Il va en faire un adolescent insensible, narcissique, intolérant, inflexible, seulement gouverné par ses responsabilités envers lui-même, sa famille et son peuple.
« Ziya était de ces hommes nés avec des lentilles qui déforment les choses vues, les choses vécues, selon les émotions qui agitent leur monde intérieur. Les phénomènes, à travers ce prisme défectueux, lui apparaissaient modifiés, remodelés selon les exigences de son désir. La réalité ne pouvait l'atteindre dans toute sa nudité. Dès l'enfance, le culte qu'il se vouait à lui-même avait altéré la nature et les dimensions de ce qui l'entourait. Et comme, dès l'enfance encore, il s'était identifié à son frère et imaginé en voyou d'honneur redouté de tous, ce défaut s'était aggravé. »
Suite à une altercation avec un autre caïd d'une bande rivale, l'ainé Arif Bey est tué. Animé d'un esprit de vengeance, méprisant les conséquences de son geste, le jeune Tcherkesse ne va pas hésiter à laver l'honneur de son frère en abattant publiquement, froidement, le meurtrier de son frère.
Trop jeune pour être exécuté, il est condamné à perpétuité et emprisonné. D'emblée nimbé d'une sorte d'aura de respect et de crainte, il va s'imposer au milieu de ces prisonniers, la plupart des assassins.
Et c'est dans cet enfer qui suinte le désespoir,
la peur et la mort, qu'il va prendre goût au jeu.
Les dés deviennent alors une drogue, un moyen de faire reculer le passé et les souvenirs douloureux. Ziya oublie le temps du jeu : lorsque
les dés sont lancés, il pense revivre mais il glisse inexorablement vers l'abîme.
« II contemplait tout, lui-même, les événements présents et futurs, de très loin, depuis un vide immobile. Ni la mort ni la vie n'avaient d'importance. II jetait
les dés. le jeu n'avait rien à voir avec l'argent, pas plus que la vie avec le fait de vivre, la mort avec celui de mourir. »
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Comme dans son précédent roman, l'auteur nous enveloppe d'un sentiment d'enfermement, d'isolement, de solitude. Cela n'a rien d'étonnant lorsque l'on sait qu'
Ahmet Altan a été incarcéré durant près de cinq ans pour son engagement politique.
« La prison ressemblait aux ténèbres sanglantes du ventre d'une femelle requin dont la progéniture s'entredévore avant même de voir le jour. Les meurtriers enfermés là, sachant qu'ils n'en sortiraient plus, n'hésitaient pas à se battre et à s'entretuer. Les méthodes étaient variées, du coup de pique ou de couteau à l'huile bouillante qu'on déverse ou au coussin qu'on presse sur la tête du voisin dans son sommeil. Tous vivaient dans l'angoisse et la crainte. »
Ici, il s'agit d'un emprisonnement physique, mais également mental, psychologique. L'esprit, l'éducation, le fantôme du frère, sont une geôle dont les barreaux, invisibles, sont pourtant bien réels. La mort de ce frère vénéré va laisser une plaie purulente, une détresse psychologique intolérable, entretenue par les ragots, la honte, la colère, la mésestime du second frère qui a fait preuve de lâcheté par son inertie à se venger.
Des mots reviennent sans cesse comme une sorte de leitmotiv, il s'enracinent et s'ancrent dans une idéologie : honneur et lâcheté, vengeance et silence, vie et mort. Ils implantent dans l'esprit malléable de Ziya une implacabilité qui fait froid dans le dos, ils anesthésient ses émotions et toutes notions d'empathie, d'amour, de confiance, de regrets.
Cette première partie est superbe, magnifiquement écrite, entremêlant poésie et violence. Il n'est pas possible d'avoir de l'empathie pour Ziya, mais cela n'est pas gênant.
La deuxième moitié du roman introduit des émotions plus confuses, entre exil et exclusion, nostalgie et calme intérieur, rudesse et vulnérabilité, pudeur et maladresse, amitié et amour, laissant la tension dramatique se relâcher.
Le jeune homme n'a pas les mots pour s'exprimer, il ne connaît que la violence, la rudesse d'un monde masculin, le prix du sang. Face aux femmes, il reste désarmé, maladroit, brusque. Elles le fascinent, le déstabilisent et fugitivement, son visage s'éclaire d'une expression fragile et timide. La rédemption, le choix d'une nouvelle vie sont à portée de main, mais est-il encore capable de saisir la perche qui lui a été tendue ?
Puis les dernières pages resserrent leur étreinte dans un final inattendu, aussi beau qu'émouvant.
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L'auteur explore, avec acuité et justesse, la psychologie de ce jeune homme et pénètre au plus profond de son coeur.
Le héros d'
Ahmet Altan apparaît sombre, austère, taiseux, insensible, impulsif, dangereux. Il y a de la folie dans son regard, dans son caractère explosif, dans son dédain de la vie et de la mort, dans son sentiment de supériorité et d'invulnérabilité, dans l'absence de sensibilité et de compassion qui frise la pathologie.
L'écriture incarne parfaitement le tumulte de ses pensées, oscillant entre colère et espoir, courage et peur, honneur et honte, liberté et carcan de l'éducation, autant de notes jouant la gamme des sentiments et des émotions.
Cette façon de creuser, fouiller, disséquer la personnalité de Ziya, m'a rappelé le style de
Stefan Zweig, même si j'y ai retrouvé quelques redondances. J'ai trouvé aussi que malgré tout, Ziya gardait une part d'ombre et de mystère.
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Ahmet Altan aborde la destinée, les hasards de la vie sous l'angle du jeu de dés. Où est le choix, les décisions, le jugement, la réflexion, lorsque
les dés décident du destin des hommes ?
«
Les dés » résonne d'une forme de dualité, entre l'espoir de gagner et la crainte de perdre. Vivre ou mourir, tuer ou être tué, la vie ou la mort font partie du jeu. Mais tout ne s'oppose pas avec netteté : en ce qui concerne Ziya, ce dualisme est faussé par son inappétence à vivre, son indifférence à mourir, son code de vie dicté par l'honneur et le sacrifice.
Alors pourquoi ne pas laisser le sort décider ?
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Pour conclure, «
Les dés » est un court roman, tragique et intimiste, poétique et brutal. En apportant une attention tant sur le fond que sur la forme,
Ahmet Altan signe de nouveau un roman fort, puissant, percutant dans la lignée de «
Madame Hayat ». Mais autant
Madame Hayat était lumineuse, autant Ziya est sombre et inquiétant.
Les dés sont lancés et esquissent un pas de danse, orientant le destin vers la vie ou la mort.
Un texte beau et profond à découvrir si vous ne connaissez pas encore
Ahmet Altan ou si vous avez aimé «
Madame Hayat ».