Ma critique, à paraître dans la revue "Afrique contemporaine" :
On ne présente plus l'anthropologue
Jean-Loup Amselle, directeur d'études émérite à l'EHESS, ancien rédacteur en chef des Cahiers d'études africaines. Ce spécialiste du Mali – il consacre en 1972 sa thèse de doctorat aux Kooroko – a oeuvré toute sa vie durant à ré-historiciser l'anthropologie. À rebours de l'ethnologie traditionnelle, obsédée par la classification,
Jean-Loup Amselle a dans toute son oeuvre insisté sur les évolutions, les branchements, les métissages. Rien ne l'horripile plus que l'anthropologie classique, d'inspiration colonialiste, qui enferme les communautés dans des contours clairement délimités en niant leur historicité et leur labilité. Contre
Levi-Strauss mais avec Balandier, Amselle a déconstruit le concept d'ethnie. L'ouvrage collectif qu'il a dirigé avec Elikia M'Bokolo, Au coeur de l'ethnie, a fait l'objet d'une bombe à sa publication en 1985. Il y dénonçait l'assignation identitaire des communautés africaines et les réhabilitait dans leur histoire et dans leur complexité, ouvrant un gouffre vertigineux sous les pieds des ethnologues installés depuis
Evans Pritchard dans leurs patientes taxinomies.
Depuis qu'il est à la retraite,
Jean-Loup Amselle n'a jamais autant écrit. Sa production abondante l'expose à deux critiques. La première est celle de l'ultracrépidiarianisme, lorsqu'il s'éloigne de son champ d'expertise. le second est de sombrer parfois, l'âge venant, dans une critique tous azimuts qui n'épargne guère que lui-même.
L'Invention du Sahel s'annonçait comme un court essai revigorant sur l'artificialité d'un concept. Selon la même logique que celle déployée par
Valentin-Yves Mudimbe dans son maître-livre
L'Invention de l'Afrique,
Jean-Loup Amselle soutient que le Sahel est une catégorie née de la colonisation qui ne renvoie à aucune réalité géographique ou humaine : « il s'agit d'un espace longitudinal qui revêtira la forme de la progression de la conquête coloniale française depuis Dakar en direction de Djibouti » (p. 20). Ce qu'Amselle reproche au concept est d'avoir figé des identités dans des catégories intangibles – on retrouve là un des axes structurants de sa pensée – mais c'est aussi d'avoir brisé l'axe nord-sud qui structure la réalité de ces sociétés au bénéfice d'un axe est-ouest sans existence réelle.
Les colons français, puis leurs lointains héritiers, les militaires des opérations Serval, Barkhane et Takuba, ont identifié dans cette zone trois populations : les Touaregs « blancs » au nord, soutenus par les Français, que leur noblesse et leur courage fascinaient, les Peuls « rouges » au centre accusés de se faire le cheval de Troie de l'islamisme, les Mandingues « noirs » au sud réduits à leur animisme.
Le sujet à lui seul aurait justifié un ouvrage. Mais
Jean-Loup Amselle ne lui consacre guère que deux chapitres (le premier et le troisième). le reste est constitué d'un article inédit et de quatre articles légèrement remaniés sur des sujets connexes.
Le premier constitue une critique en règle des écrivains et des cinéastes africains, rassemblés dans la catégorie « d'intellectuel sahélien francophone », une catégorisation qui pourrait sembler contradictoire de la part d'un chercheur si hostile aux catégories.
Jean-Loup Amselle leur reproche d'être devenus « la coqueluche du Tout Paris » (p. 35), un excès de louange qui est selon lui aussi suspect que le mépris dans lequel jusqu'alors avaient été tenus les artistes africains.
Jean-Loup Amselle cite notamment le réalisateur
Abderrahmane Sissako, dont le film Timbuktu, présenté en sélection officielle à Cannes en 2014, a décroché sept récompenses aux Césars dont celles du meilleur film et du meilleur réalisateur,
Mohamed Mbougar Sarr, prix Goncourt 2021 pour
La Plus Secrète Mémoire des hommes,
Djaïli Amadou Amal, prix Goncourt des lycéens l'année précédente avec
Les Impatientes, et
David Diop, l'auteur à succès de Frère d'âme et de
la Porte du voyage sans retour. Il leur reproche de diaboliser l'Islam et de fantasmer l'animisme, loué pour son authenticité et sa tolérance. Sans aller jusqu'à réhabiliter l'islamisme – même si certains passages de son texte, cités hors de son contexte, pourraient légitimement alimenter ce procès –
Jean-Loup Amselle souhaite « rechercher la signification [de ce phénomène social] avant d'y voir a priori l'incarnation du mal » (p. 72).
Les quatre autres sont d'intérêt inégal (les deux derniers sont renvoyés en annexe sans qu'on comprenne pourquoi). Leur lien avec le sujet de l'ouvrage ne saute pas aux yeux. L'un est consacré à la rhétorique du pouvoir au Mali et aux deux modèles de discours qui s'y oppose : le modèle hiérarchique de la Charte de Kurugan Fuga qui consacre l'existence d'une hiérarchie de castes, de clans ou de lignages et le modèle égalitaire invoquant le « Serment des chasseurs » anti-hiérarchique et anti-esclavagiste.
Un autre est consacré à l'excision et à l'homosexualité comme enjeux politiques au Mali. Il bat en brèche le fémonationalisme et l'homonationalisme, définis comme la projection de valeurs occidentales, le féminisme et la lutte contre l'homophobie, sur les sociétés sahéliennes.
Jean-Loup Amselle y soutient que l'activisme occidental sur ces deux sujets est contre-productif ; car il nourrit, dit-il, l'anti-occidentalisme. Plus efficace selon lui serait de ne rien dire et de laisser les sociétés lentement évoluer comme elles le font spontanément sans y être contraintes.
Le dernier livre de
Jean-Loup Amselle intéressera tous ceux qui s'intéressent à cet auteur stimulant et exigeant qui, toute sa vie durant, s'est battu contre les clichés essentialistes. Mais son titre réducteur n'est pas fidèle à son contenu et pourra susciter une légitime déception.