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EAN : 9782330149017
96 pages
Actes Sud (07/04/2021)
4.33/5   52 notes
Résumé :
Un chien à Londres en 1903, un singe à Riverside en 1985, une vache et son veau à Charleville-Mézières en 2014 sont les protagonistes de cette fresque en trois panneaux qui évoque les rapports entre animaux et humains à l’ère industrielle, ou plus précisément l’assujettissement d’êtres vivants doués de sensibilité à d’autres êtres vivants doués de sensibilité mais également dotés d’une froide rationalité.
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La vivisection publique d'un chien à Londres au tout début du XXème siècle, l'enlèvement d'un bébé singe rendu aveugle dans un laboratoire de recherche californien en 1985, l'escapade d'une vache et de son veau, échappés d'une bétaillère, sur la rocade de Charleville-Mézières en 2014. Avec ces trois récits, Joseph Andras interroge l'ambiguïté de nos relations avec le vivant, sous l'égide du progrès.

En 1903, sous la coupole de l'University College London, un professeur pratique une expérience sur un bâtard croisé terrier de six kilos, éventré, cou incisé, exposant à la vue des étudiants nerfs et glandes, pour prouver au monde entier que la pression salivaire est indépendante de la pression artérielle. L'avocat qui a ébruité l'affaire, sera condamné après un procès très médiatisé. Une statue du chien, de plus de deux mètres de haut, érigée dans le district de Battersea, « au nom des intérêts de l'humanité et du monde animal », contre les dérives de la science, sera visée par des manifestations d'étudiants soucieux de défendre l'honneur de leur université. Les suffragettes seront accusées d'être de mèche avec le chien, « et ce n'est pas tout à fait faux car les femmes qui se battent pour voter ne comprennent souvent pas pourquoi déclarer les guerres, fabriquer les lois et violer les femmes, cela ne suffit pas à contenter les hommes, pourquoi il leur faut de surcroît démembrer les animaux qu'ils croisent ; ce que nombre d'entre elles comprennent, par contre, c'est que la force mâle qui meurtrit le corps des femmes et celui des bêtes est la même, que cette force dit de la femme qu'elle est une chienne et des bêtes qu'elles sont autant de biens, que cette force décrète ce qui mérite ou non de vivre et surtout à quelle place, que cette force conquiert la viande par son fusil ou par son sexe droit. » L'émeute gagne et « Londres se dresse contre le chien qui a défié l'ordre du monde en tas ». « Ce qui se joue ici n'est rien d'autre que la lutte entre l'émancipation des femmes et la domination des hommes. Et elle dira : le progrès social, la cause des femmes, le refus de manger la chair morte et celui d'armer les nations au front, tout cela marche d'un même pas. »

À l'université de Riverside, Californie, on étudie le développement comportemental et neuronal des animaux élevés avec un dispositif de substitution sensorielle. On aveugle à leur naissance des macaques à face rouge, les équipe d'un sonar électronique pour étudier les zones visuelles, auditives et motrices de leur cortex. Mais le Front de libération des animaux décide de les exfiltrer. Au-delà de la restitution fidèle des faits, l'auteur cherche à nouveau à saisir les racines de cette violence qui se doit d'être justifiée : « Faire le mal pour soigner le mal. » Loin d'être « vite oubliée, classée désaxée, jobarde, échappée des Petites Maisons », cette idée fut adoptée comme valeur morale. Il raconte comment « les humains à la peau blanche avaient déniché comme une idée propre au génie : il y a dans le monde la Nature, qui grouille et fait dans la nuit des histoires incertaines, et l'Homme, qui dit la mesure de toute chose. » Et ceux qui révèlent « le crime de la loi » sont accusés : « Terroriste, c'est un mot plein d'astuces. » le « pays de la liberté (…) réclame à grands cris la liberté de tuer. On aspire à faire avancer la raison, la modernité et le progrès. » Mais « tant que l'on fera aux animaux ce que les humains n'osent faire à leurs ennemis par temps de guerre, le Front ne saurait prendre fin. »

Dans la ville vomit par Rimbaud en son temps, une vache fuit « les flics, les flingues les matraques et tout ce que l'État déploie pour demeurer l'État ». « Elle ne veut pas qu'un humain lui mette à nouveau la main dessus, non, elle ne veut pas de sa sagesse, de son génie, de ses éclats de rire, sûr qu'elle n'a que faire de la peinture à l'huile du bon Dieu de la pile à combustible, sûr qu'elle n'a pas inventé la fibre nylon ni le code-barres ni ce monde au sol gris, sûr qu'elle ne sait pas qu'un type du nom de Kant a lancé que les bêtes comme elle n'ont nulle conscience d'elles-mêmes, qu'elle ne sait pas qu'un type du nom de Hegel a écrit que sa voix est vide de sens, qu'elle ne sait pas qu'un type au nom imprononçable a dit qu'elle ne dit rien, sûr, oui, qu'elle ignore tout de ces pensées bien troussées bien ordonnées bien alignées sur du papier : elle sait seulement en cet instant, ses sabots martelant le bitume, quelle s'échappe et qu'on veut l'en empêcher. » Si on ne saisira jamais les raisons qui l'ont poussée, alors qu'elle « ignorait, à l'instant de sauter, qu'elle aurait dû être réduite en bouillie dans nos intestins grêles et finir au fond des chiottes », mais « on peut jurer que Descartes était un con : la vache n'a rien d'une horloge, pas plus que son petit qui la suit quelques pas en arrière. » Joseph Andras questionne l'amour sincère de l'éleveur pour ses bêtes, le sang planqué des abattoirs, « toute cette cruauté, toute cette saloperie » que la société n'aime guère.

Joseph Andres raconte dans une langue puissante, précise et dense. En tout début de récit il brosse, par exemple, en quelques lignes fulgurantes et ramassées, une brève mais époustouflante histoire de l'humanité que nous vous incitons vivement à aller découvrir et savourer. Ses réflexions bousculent et dérangent cette humanité qui s'est affranchie de la Nature, pour la soumettre, la dominer, la dévorer et la disséquer. « Un livre, ce n'est pas grand-chose, un peu de papier rêvant d'ôter la crasse au coin des lèvres, mais ce pas grand-chose-là, quand les mots ne disent plus rien de ce qu'ils devraient dire, quand perdition se dit progrès, quand sévices se dit savoir, c'est un peu de lumière. »

À retrouver sur le blog :
Lien : https://bibliothequefahrenhe..
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En trois panneaux, panoramas de notre temps, du début du XXème siècle aux premières années du nouveau millénaire, Joseph Andras, d'un ton et d'une plume toujours aussi justes, toujours aussi véhéments, toujours les plus à même de bousculer son lecteur, nous décrit crûment la maltraitance animale, qu'elle soit du fait des laboratoires se servant de cobayes animaux, ou du fait de l'élevage pour la consommation de viande.

Maltraitance animale qu'il dénonce en effet avec perte et fracas, tout en n'oubliant pas de rendre hommage à ceux qui la combattent, activistes bien souvent anonymes, mais soucieux de montrer, parfois par la violence, que l'animal n'est pas qu'une énième chose au service de l'humain.

Troisième lecture de l'auteur, troisième fois que je suis complètement soufflée par la radicalité de son propos, par la grande qualité rhétorique avec lequel il nous le propose, par l'authenticité et la force de l'engagement qui point par lui. Un récit engagé, bref mais intense, qui invite vraiment à revoir totalement nos modes de pensée et de vie.
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Si je n'ai pas tout oublié de ma lecture un peu ancienne de ce petit livre qui a bien failli échapper à mes radars, c'est qu'il m'a marquée. Je précise quand même que je l'ai lu deux fois, une écriture un peu serrée à la Éric Vuillard m'y invitait…
Trois nouvelles donc dont le thème fédérateur est la cause animale. Dans la première, il est question du fameux chien de Battersea : un pauvre croisé terrier de six kilos qui, en 1903, dans une université londonienne, sert à plusieurs reprises de cobaye à une équipe de médecins particulièrement insensible… Les uns rient, les autres fument pendant que la bête souffre. Ce triste spectacle ne fait pas marrer tout le monde : deux femmes présentes dans l'assistance ne lâcheront pas le morceau, elles écriront, contacteront les journalistes, les politiques, se déplaceront, gueuleront. Or, quand on est une femme, à cette époque, on est plutôt invité à se la fermer. Comme si on était un chien.
Non, elles n'ont pas ri, Lizzy Lind-af-Hageby et Leisa K. Schartau, (j'écris leur nom parce qu'elles en ont un) et leurs actions ont conduit à un procès. L'entêtement d'une troisième femme sera à l'origine de la World League Against Vivisection. Ce n'est pas rien. Tiens, d'elle aussi vous allez connaître le nom : Louisa Woodward.
Et le maire de Battersea (ah, Battersea, « une tanière de frondeurs – par paquets des rouges, des républicains, des autonomistes irlandais, des féministes, des opposants aux colonies et au saccage des bêtes, bref, la canaille au grand complet. »), le maire de Battersea donc, suite à tout ce bazar, fait ériger une statue de chien, un bronze et granit rose poli à la mémoire de l'animal mort dans les laboratoires de l'University College. Alors là, c'est la débâcle : manifestations, bagarres, pétages de plomb ont lieu autour de cette statue placée nuit et jour sous surveillance policière, déboulonnée, reboulonnée, mise en pièces.
Une autre sera réinstallée en 1985.
La seconde nouvelle met en scène ce qui se passe en 1984 dans les labos d'un campus californien où l'on teste un sonar électronique sur des macaques. 24 bêtes. On les aveugle et tout le reste. Impossible de tester ça sur de l'humain, ce serait inhumain. Sur le macaque on peut. Mais Val pense qu'on ne peut pas. Elle attend Josh sur un parking. Lui et les autres doivent libérer quelque 700 animaux. Pour le moment, Josh n'arrive pas et Val pense que tout est foutu et que jamais elle ne pourra conduire chez un véto un pauvre petit macaque nommé Britches (nommons ceux qu'on ne nomme jamais) qui n'a jamais vu grand-chose de la lumière ni rien vécu de bien sympathique sur cette foutue terre…
Enfin, c'est l'histoire d'une fuite, d'une course folle et terrible, celle d'une vache et de son veau qui ne veulent pas mourir. Ils se sont barrés, ils ont couru, de toutes leurs forces, sautant ravins et ruisseaux, chemins creux et fossés, deux bêtes en cavale, pour rester en vie, deux bêtes poursuivies par une horde de flics chargés de faire respecter la loi. La mère se prendra 70 balles dans le ventre. Rien que ça. Ce texte, c'est sûr, je m'en souviendrai toute ma vie.
C'est évidemment très fort, très beau, « supportable » si je puis dire (en tout cas, moi j'en ai supporté la lecture) malgré l'horreur du propos.
Indéniablement un grand texte. Un grand texte engagé. Et qui fait sacrément réfléchir.
Lien : http://lireaulit.blogspot.fr/
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🦉 « Ce que nombre d'entre elles [les femmes] comprennent, par contre, c'est que la force mâle qui meurtrit le corps des femmes et celui des bêtes est la même, que cette force dit de la femme qu'elle est une chienne et des bêtes qu'elles sont autant de biens, que cette force décrète ou non ce qui mérite de vivre et surtout à quelle place. »
(P.33)

🐻 Dans « Ainsi nous leur faisons la guerre », Joseph Andreas étudie trois pans de l'Histoire, s'intéressant à l'évolution de la relation entre l'Homme et l'Animal. Entre le début du XXème siècle et les années 2010, on s'attendrait à ce que tout comportement primaire, violent et dénué de compassion ait disparu. Qu'en est-il réellement ?

🐨 En 1903, dans une université de Londres, un professeur pratique une expérience sur un petit chien de six kilos, on l'incise, on l'observe, la petite bête convulse, les rires de l'auditoire grandissent à mesure que la bête agonise, elle perd connaissance : l'expérience n'est pas concluante, on demande à un préposé de débarrasser la chose, il s'exécute et l'exécute.

🦆 En 1985, sur un campus californien, ce sont des singes qu'on utilise comme cobayes : l'un d'entre eux est rendu aveugle dès la naissance dans le cadre de recherches sur les sonars. On lui enfonce une machine sur le crâne qu'il peine à porter, on lui en fait téter une autre qui se soustrait à la mère qu'il n'a plus : le groupuscule qui s'occupe de libérer le petit singe et tous les autres animaux prisonniers de ce laboratoire le saccagera en entier et rendra le petit animal à son milieu naturel.

🦊 Enfin, en 2014, à Charleville-Mézieres, une vache et son veau s'échappent de la bétaillère qui les transportait. Une course poursuite entre la vache folle et la police qui la traque rencontrera une fin des plus tragiques : 70 balles la cloueront au sol.

🦋 Tous ces lieux ont en commun d'être des bassins de révolte, qu'elle soit sociale, féministe ou animale. Sous couvert de « progrès », de « recherche médicale » ou de la toute-puissance de l'état en tant que régisseur suprême, on a osé faire aux animaux ce qu'on ne ferait à aucun animal. Il est facile de s'insurger contre le colonialisme ou l'esclavagisme alors que l'on considère acceptable d'utiliser un autre être vivant de toute façon dénué de pensée ou de réflexion (quid de la sensibilité ...?) pour défendre des aspirations personnelles, pour satisfaire une soif de reconnaissance ou de prestige ou pour enfin défendre ce pour quoi on se bat depuis des siècles : un État qui protège autant qu'il punit.

🐭 Si l'absence de compassion n'a pas disparu, il est un mal bien pire qui s'est imposé à notre société : l'indifférence la plus totale et le cloisonnage. Si ce que l'on ne voit pas n'existe pas, si les animaux sont tués dans des abattoirs dont les accès sont aussi contrôlés que ceux des prisons, alors comment comprendre que le steak dans notre assiette et le cuir de nos godasses proviennent de cette même vache qui gambadait librement dans le pré de l'agriculteur du village ? Loin de moi l'idée d'être moralisatrice, mais ce livre pose une véritable question sur l'hypocrisie humaine quant à l'exercice de son droit sur les races qu'il nomme inférieures. Encore faudrait-il que son comportement ne soit pas aux antipodes des droits qu'il revendique au nom de la sacro-sainte Liberté.
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Quatre-vingts pages. Trois récits. Courts, acérés comme une lame qui vient s'enfoncer dans votre estomac. Trois exemples parmi d'autres. Et les mots qui retournent les tripes, font naître la nausée qui ne vous quittera plus. Trois récits, des vies que l'on ôte, des corps que l'on torture, auxquels on inflige des souffrances insoutenables, inhumaines. Mais qui ne comptent pas. Après tout, ce ne sont que des animaux... Joseph Andras tape juste, fort et clair. Ses mots sont beaux, tranchants, horrifiants. Si les mots étaient des armes, ceux-ci nous tueraient à coup sûr. Moi, ils m'ont laissée hébétée. Parce que si les faits sont connus, c'est tout le pouvoir de la littérature que de les donner à ressentir dans leur sordide réalité. Tout le pouvoir de la littérature que de révéler en quelques phrases l'horreur des comportements humains et de renvoyer en boomerang à la figure de tous cette notion d'humanité dont nous nous targuons. La relation de l'homme avec les animaux est peut-être ce qu'il y a de plus révélateur de sa vraie nature. Et ce n'est pas beau à voir. D'autres en ont fait des romans, j'en ai parfois parlé ici. Joseph Andras choisit le récit, un peu à la façon d'un Eric Vuillard (14 juillet, L'Ordre du jour), parce qu'il souhaite avant tout s'emparer des faits même s'il ne s'interdit pas de s'interroger sur les sentiments qui peuvent traverser l'esprit des protagonistes. Et il le fait sans aucune pitié, en utilisant toutes les armes littéraires à l'image des grandes figures intellectuelles qui s'interpellaient par tribunes interposées dans les journaux d'antan. Sa prose a de la gueule. Il sait porter la plume là où ça fait mal. Que ce soit pour raconter le peu de réactions face à une expérimentation en amphi dans une université londonienne sur un chien vivant, que seules deux jeunes femmes dénonceront en portant l'affaire devant les tribunaux. Ou pour narrer une opération de sauvetage menée par le Front de libération des animaux, et je vous assure que sa lecture vous fera passer l'envie d'afficher ce sourire narquois qui se dessine sur vos lèvres à l'évocation du nom de ce Front, parce que bon, tout de même soyons sérieux, ce ne sont que des animaux. Ou encore pour pointer la folie des hommes avec cette course poursuite dramatique aux trousses d'une vache échappée d'un camion dans les rues de Charleville-Mézières, oui cette ville même où naquit un poète. Quatre-vingts pages, trois récits comme autant de pavés dans la mare. Malheureusement, ces mots ne toucheront que très peu de monde, un grain de poussière comparé au rouleau-compresseur en marche. Mais l'espace de quelques heures, le coeur au bord des lèvres et l'estomac révulsé, j'ai rêvé que la littérature pouvait changer le monde.

"Au temps d'avant, le sang des bêtes ça dégueulait sur les trottoirs. On y souillait ses souliers, on entendait les cris des suppliciés. Mais la société avait dû en convenir : toute cette cruauté, toute cette saloperie, la société n'aimait guère cela. On éloigna les tueries des villes et on effaça le mot tueries et on interdit l'entrée aux gens - et les gens de ce pays, celui du prince et du poète, ils ont beaucoup à faire dans cette histoire d'océans, de bactéries et de racines qu'on appelle la vie, alors ils ont fini par oublier que le manger, c'était les souliers chauds de sang".
Lien : http://www.motspourmots.fr/2..
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Puis dans les océans les bactéries s‘en iront créer Dieu. Les racines et les insectes font des ombres sur les terres émergées qui feront les continents qui feront les nations. Les poissons enfantent les primates qui se dressent sur leurs dix doigts pour tracer aux parois des dessins d'une beauté sans pareille. Ceux-là n’ont pas encore la sagesse que nous prêterons mais le crâne chaque jour un peu plus rond. Leurs pas ne sont pas épais des cités que nous lèverons un jour dessous le ciel. Mais déjà nous capturons les lourdes bêtes au cornes creuses et traçons des signes sur de l'argile. Nous bénissons le fer et déchaînons les sabots de nos armées. Nous rassemblons des rives et bâtissons des remparts. Nous brûlons les champs au sein desquels nous savons nous aimer en frottant nos chairs comme nous frottions la pierre. Nous élevons des empires et jetons à l’eau les voiles qui étoufferont les coeurs au loin. Nous enlaçons les peaux que nous dépeçons le soir venu et prions les saintes pour fleurir les putains. Nous chantons les amours disparues et perpétuons la race. Nous marquons au feu les humains dont nous disons qu'ils n'en sont pas. Nous couvrons d’or les quelques uns et de sueur tous les autres. Nous saisissons au col un roi pour lui demander pourquoi nous ne le sommes pas tous, roi. Nous croisons de gris le vert du vaste des forêts et raturons l’horizon de hautes fumées noires. Nous jurons que la Terre n'aura bientôt plus aucun secret.
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Avant de déployer ses pattes et de se précipiter sur le sol dur, la bête n'avait pas à l'esprit que d'autres hommes l'auraient, une fois parvenue à sa destination initiale, séparée de ce petit qu'elle a porté neuf mois ; qu'elle aurait été entassée dans l'attente d'être tuée auprès des siens ; qu'elle aurait été conduite, en file, angoisse et cris, vers un dispositif de contention et aurait très certainement reçu des décharges électriques, sur le flanc, la patte, la tête, qui sait ; qu'un pistolet à tige perforante, placé en position perpendiculaire, aurait propulsé une cartouche sur son os frontal, lui détruisant une partie du cerveau ; qu'elle aurait perdu connaissance, en cas de succès, et se serait affalée ; qu'elle aurait gardé ses esprits, dans le cas contraire, lequel ne relève en rien de l'exception ; qu'elle aurait été suspendue par l'une des pattes arrière à la chaîne d'abattage, la tête dans le vide, par un type qui doit nourrir ses gosses et boit pour oublier qu'il doit les nourrir de la sorte - et puis on s'habitue, on s'habitue à tout, on ne fait bientôt plus rien que faire, on fait du soixante vaches à l'heure, on fait du du quatre-vingt-dix veaux à l'heure ; qu'un autre type qu'on appelle opérateur, c'est un mot comme un autre, opérateur, ça ne sent pas la barbaque au moins, que ce type-là lui aurait sectionné les veines jugulaires, étourdie ou consciente, et l'aurait vidée de la moitié de son sang ; qu'on l'aurait dépouillée au couteau, ou au moyen d'on ne sait quelle machine encore, pour vendre sa peau une fois traitée puis produire des godasses et des sacs ; qu'un autre type encore aurait tranché sa tête, ôté ses viscères, sectionné sa langue, que son corps aurait été fendu en deux à la scie électrique ; qu'on l'aurait émoussé, ce corps, ce qui signifie en clair qu'on aurait ôté le gras de surface ; qu'on aurait pesé ce qui aurait pris le nom de carcasse avant de la contrôler, de la tamponner puis de la placer dans un local frigorifique - affaire de maturer ; qu'elle aurait fini dispersée, disséminée, éparpillée, sous des films plastiques, à la carte d'un restaurant ou entre des tranches de pain ; bref, la bête ignorait, à l'instant de sauter, qu'elle aurait dû être réduite en bouillie dans nos intestins grêles et finir au fond des chiottes.
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Il est extrêmement difficile de la confiner, mais la bête ne l'entend pas en effet, elle ne veut pas qu'on la reprenne, son gros corps rouge orange le dit, sa tête à cornes fumant dans l'hiver finissant le dit, le sombre, l'étriqué et l'inconnu de la remorque, non, elle ne veut pas qu'un humain lui mette à nouveau la main dessus, non, elle ne veut pas de sa sagesse, de son génie, de ses éclats de rire, sûr qu'elle n'a que faire de la peinture à l'huile du bon Dieu de la pile à combustible, sûr qu'elle n'a pas inventé le fibre nylon ni le code-barres ni ce monde au sol gris, sûr qu'elle ne sait pas qu'un type du nom de Kant a lancé que les bêtes comme elle n'ont nulle conscience d'elles-mêmes, qu'elle ne sait pas qu'un type du nom de Hegel a écrit que sa voix est vide de sens, qu'elle ne sait pas qu'un type au nom imprononçable a dit qu'elle ne dit rien, sûr, oui, qu'elle ignore tout de ces pensées bien troussées bien ordonnées bien alignées sur du papier : elle sait seulement en cet instant, ses sabots martelant le bitume, qu'elle s'échappe et qu'on veut l'en empêcher.
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Alors la vache s'arrête. Il y a une butte, une rangée d'arbres maigres et des ruines. Alors six des flics l'encerclent. On dit qu'elle est à bout de souffle ; on appelle deux vétérinaires, l'un répond pas et l'autre est à la capitale ; on appelle l'homme au bâton de bois et l'homme délivre son accord. Les policiers se positionnent en rang ainsi qu'ils l'ont appris. Ils mettent en joue la bête avec leur pistolet semi-automatique. Le commissaire divisionnaire donne le signal. Les doigts pressent les queues de détente et un déluge de feu. Soixante-dix balles pénètrent le dedans de l'animal, sa chair vive est chaude.
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Ce que nombre d'entre elles comprennent, par contre, c'est que la force mâle qui meurtrit le corps des femmes et celui des bêtes est la même, que cette force dit de la femme qu'elle est une chienne et des bêtes qu'elles sont autant de biens, que cette force décrète ce qui mérite ou non de vivre et surtout à quelle place [...]
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Vidéo de Joseph Andras
Qui sont les représentants en librairie ? Ces hommes et ces femmes de l'ombre, qui sillonnent les routes de France dans des voitures chargées de livres pour faire le lien entre les maisons d'édition et les librairies ? Elisabeth Segard, journaliste à Livres Hebdo, est allée à leur rencontre pour brosser le portrait robot de l'une des professions les plus discrètes et les plus influentes de la chaîne du livre. Dans la deuxième partie de l'épisode, Lauren Malka nous emmène au coeur de la Goutte d'or, à Paris, pour y découvrir la Régulière, une librairie-café présentée par sa fondatrice Alice et par l'écrivaine Chloé Delaume, au micro de Lauren, comme “une véritable oasis de culture”.Enfin, la clique critique de Livres Hebdo se réunit pour vous parler non seulement de ses coups de coeur de février, mais aussi de ce que ces livres dessinent dans le paysage éditorial de ce début d'année. Entre essais, BD et romans, les genres sont variés : Histoire de Jérusalem, de Vincent Lemire et Christophe Gaultier, publié aux Arènes ; Littérature et révolution, de Joseph Andras et Kaoutar Harchi, publié aux éditions Divergences ; Insula, de Caroline Caugant, publié au Seuil ; Les yeux de Mona, de Thomas Schlesser, publié chez Albin Michel ; Rousse, de Denis Infante, publié chez Tistram ; Abrégé de littérature-molotov, de Macko Dràgàn, publié chez Terres de feu. Un podcast réalisé en partenariat avec les éditions DUNOD, l'éditeur de la transmission de tous les savoirs.Enregistrement : janvier 2024 Réalisation : Lauren Malka Musique originale : Ferdinand Bayard Voix des intertitres : Antoine KerninonProduction : Livres Hebdo
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