« Ceux qui jamais ne furent saisis par un amour ne comprendront pas
Aurélien ».
Qu'est-ce que l'amour, en effet ? Et comment un amour naît-il, grandit-il, vieillit-il, meurt-il ? Et surtout, pourquoi naît-il et pourquoi meurt-il ? Telles sont quelques-unes des questions existentielles que soulève ce très beau roman.
Dans le Paris mondain des années 20, où l'on va rencontrer Picasso,
Cocteau,
Tristan Tzara, ou encore le Général Mangin, on suit le double cheminement qui va conduire l'un vers l'autre
Aurélien Leurtillois, jeune rentier oisif, dont le vice est d'être noctambule (page 84) et qui n'est donc pas l'homme d'une seule femme (page 191), et Bérénice Morel, femme de Lucien Morel, venue passer quelques jours à Paris chez son cousin Edmond Barbentane et sa femme. Leur idylle va durer deux mois, jusqu'à ce réveillon du 31 décembre 1922 où chacun, à sa façon, se prépare et s'attend à retrouver l'autre… Apogée de leur amour, ce changement d'année va précipiter la chute de ce dernier, leur chute à tous les deux, et, finalement, celle de l'histoire.
Le roman est la superbe description du sentiment amoureux dans toutes ses étapes, voire tous ses états. Au fil du récit,
Louis Aragon nous dépeint ainsi le regard insistant («
Aurélien s'aperçut qu'il ne parlait à personne, et qu'il regardait Bérénice » - page 67), la rêverie (« Très vite, il éprouva sa présence, son entière présence dans le songe » - page 182), le coeur qui bat la chamade (« Il savait qu'il pouvait encore détourner le cours de ses pensées … il était encore son maître … bientôt il ne le serait plus … » - page 202), la peur de se déclarer (« Il se répéta qu'il était encore temps de se ressaisir » - page 202), le silence complice (« Ils savaient tous les deux ce qui se débattait entre eux sans avoir à l'exprimer. Rien n'avait été dit, tout avait été dit » - page 214), le manque de l'être aimé («
Aurélien n'attendait plus personne. Il n'avait plus de raison d'être là. Elle ne viendrait pas » - page 348), la dispute amoureuse (« Vous voulez jeter notre amour ? » - page 467), l'obsession (« de l'absence physique ou de cette présence imaginaire, qui se confondaient, laquelle était à
Aurélien plus que l'autre pénible ? » - page 572) ou encore la nostalgie d'une séparation (« Elle avait laissé pour toujours sur sa vie une nostalgie dont il demeurait le prisonnier » - page 641).
Au-delà du sort du seul
Aurélien,
Aragon décrit aussi le regard de l'homme sur la femme (« C'est à ce moment, comme il va prendre le verre tendu, qu'
Aurélien aperçoit Diane. Il y a bien six mois qu'il n'a pas rencontré Mme de Nettencourt. Elle est là, plus belle que jamais. Elle sourit de toutes ses dents. Elle a comme toujours la plus belle robe de la soirée. On ne voit qu'elle » - page 343), celui de la femme sur l'homme (« J'ai encore cru que c'était M. Leurtillois. La phrase avait échappé à Bérénice, et elle rougit » - page 104), l'attirance qui conduit l'un vers l'autre, le regard qu'un tiers porte sur un homme et une femme lorsqu'il les voit ensemble (« On la voyait beaucoup avec un toréador, ça faisait jaser » - page 616)
Malheureusement,
Aurélien donne, enfin, un aperçu de ce qui conduit l'homme et la femme à s'éloigner l'un de l'autre : la déception amoureuse (« le coeur ? Vois-tu, je n'ai pas de coeur ... enfin je n'en ai plus … il y avait Lucien … il l'a pris … il n'y en a plus … » - page 107), la lassitude (« Mais les années, les années … ça vous change un homme et une femme … » - page 275), le doute de l'homme sur la fidélité de sa femme (« Vous voulez me rendre un service ? Appelez chez moi au téléphone … Oui, je vous prie … Ne dites pas que c'est moi … Demandez si Mme Barbentane est chez elle » - page 171), la jalousie (« Nous autres hommes, nous ne pouvons jamais comprendre ce qui fait le succès d'un autre … » - page 178), les oeillades d'une femme mariée à un homme qui n'est pas son mari (« Je peux vous dire quelque chose, ma petite Blanchette ; vous regardez un peu trop ce M. Leurtillois » - page 158), le mensonge (« le baiser qu'il lui mit sur le front avait une ironie que les mots n'ont pas » - page 200), la provocation de se montrer au bras d'un autre (« Alors, Rose aperçoit son mari. Elle lui fait un petit signe d'amitié » - page 346), la perspective de manigancer un divorce (« Il pourrait par exemple accorder le divorce à une Blanchette qui aurait un amant » - page 369), le cynisme de la maîtresse qui reproche à son amant d'aimer sa femme légitime (« Je te soupçonne de me tromper avec elle » - page 613), la fuite du domicile conjugal (« Elle avait jeté sa vie par-dessus bord » - page 470), la passion charnelle (« Mais ce qu'elle avait ressenti dans ses bras ne ressemblait à rien de ce qu'elle avait jamais pu connaître … » - page 518), le désespoir (« Enfin Blanchette avait voulu se tuer » - page 355), le veuvage (« Voilà six mois que Mme Devambèze est morte … Après une très longue maladie. Ce qu'elle a souffert ! Je lui posais des ventouses. M. Devambèze n'est plus le même » - page 148), etc.
Et puis, il y a Paris, personnage à part entière du roman : on ne peut pas terminer cette critique sans indiquer qu'
Aurélien est un hymne à Paris et à la Seine.
Aurélien est un livre joyeux et triste à la fois, qu'on lit au rythme des battements de coeur d'
Aurélien. Joyeux, parce que dans une société qui vient de sortir des horreurs de la première guerre mondiale, il nous emmène de soirées mondaines en vernissages, au coeur de ces années dites folles, nées de la victoire. Triste, parce que les couples qui existent au début du roman vont se déliter et se désunir, et que, dans le même temps, celui auquel
Aurélien et Bérénice aspirent ne verra pas le jour. Comme si une seule débâcle ne suffisait pas, le roman s'achève au moment de la grande débâcle de mai et juin 1940.
L'épilogue sublime, poignant, apparaît comme l'expression d'un trop-plein d'amour, comme un ultime cri du coeur d'
Aurélien, qui vient remuer le couteau dans la plaie. Ah, cet épilogue ! Sûrement un des plus beaux morceaux de la littérature française, à lire et à relire sans modération.
Aurélien, ou l'histoire d'un amour fou, comme un écho au poème d'
Aragon « Aimer à perdre la raison ».
Aurélien, ou l'histoire d'un amour impossible, comme un autre écho à un autre de ses
poèmes « Il n'y a pas d'amour heureux ».
Désormais,
Aurélien et Bérénice ont rejoint au panthéon des amoureux, Roméo et Juliette, Tristan et Iseult et tant d'autres.
« Celui qui n'a jamais été la proie d'une obsession ne comprendra pas
Aurélien ».