La Souris Bleue

Elle avait sincèrement cru que cette invitation à prendre le thé voudrait dire un salon élégant, clair, aux murs duquel seraient accrochés des tableaux représentant des chevaux et des chiens. de vastes canapés capitonnés de soie damassée jaune pâle, un piano à queue croulant sous des photos de famille dans de lourds cadres en argent (cette image était en grande partie le souvenir d'une demeure historique visitée dans son enfance). Elle se voyait nerveusement penchée sur le bord d'un des canapés de soie damassée jaune pâle tandis que la mère de Jonathan officierait devant le service à thé – en jolie porcelaine ancienne – et l'interrogerait sur sa « fascinante » vie de citadine.
En réalité, la mère de Jonathan était encore à la foire où elle remettait avec grâce des cocardes au club de poney et ni Jonathan ni Caroline n'étaient jamais parvenus au salon car ils avaient fait le tour par-derrière et Jonathan l'avait entraînée dans une sorte d'arrière-cuisine. Ils n'avaient pas plutôt franchi le seuil que Jonathan lui roulait le slip jusqu'aux chevilles, la forçait à se pencher sur la vieille paillasse en bois et la prenait à la hussarde, et tout en se cramponnant aux (pratiques) robinets du timbre d'office, Caroline s'était dit Bon Dieu, voilà ce qui s'appelle se faire foutre.

"Gentry, dit Gillian, vieille famille exploitant la terre depuis Guillaume le Conquérant, tu vois le genre, sauf que ce sont des dilettantes et pas de vrais exploitants agricoles, ajouta-t-elle avec amertume.
_ Pourquoi ça ?
_ Ils ont toujours eu d'autres sources de revenus, en pagaille - des baux à Londres, des terres, la traite des esclaves, en veux-tu, en voilà - alors ils font joujou - leur troupeau de rousses du Devon est digne d'un concours agricole, leurs moutons n'auraient pas déparé le Hameau de Marie-Antoinette...et voilà qu'ils restaurent le potager dans son état d'origine avec l'argent du National Trust, excusez du peu."
Caroline ne comprenait pas vraiment cette diatribe de fille d'agriculteur et se contenta de dire "D'accord", puis Gillian rit et conclut : "Mais, nom d'une pipe, je suis prête à me le faire, où il veut, quand il veut."

Caroline, inutile de le dire, n'était encore jamais allée à une foire agricole et tout l'enchanta. Oui, c'était bien ça : elle avait été enchantée, ensorcelée, bluffée en quelque sorte par les moutons bien peignés, les vaches ébouriffées et les porcs proprets, par les tentes avec leur étalages de confitures et de gâteaux de Savoie primés, les châles en crochet, et les brassières tricotées, les déploiements de courges, de pommes de terre, de poireaux et de roses, par le Women's Institute servant des thés complets sous un chapiteau chauffé par le soleil et qui sentait bon l'herbe, par le pasteur (un homme corpulent à la trogne enluminée) qui ouvrit la foire en racontant des blagues. Il y avait un marchand de glaces, un gymkhana pour enfants et un merveilleux petit manège à l'ancienne. C'était irréel. C'était ridicule. Caroline s'attendait à tout moment à voir arriver un train à vapeur et les acteurs de ce satané Heartbeat descendre sur le quai. Mais au lieu de ça, ce fut Jonathan, qui entra à grandes enjambées.

Après la rupture, les biens maritaux avaient été partagés d'une façon jugée équitable par Josie : Jackson avait pris sa "merde" (terme de Josie pour désigner ses CD de musique country et le petit souvenir porte-bonheur) et Josie tout le reste.

Les chiens, des labradors appartenaient à Jonathan. C'était la contribution de Jonathan au mariage : deux chiens et deux enfants, James et Hannah, Meg et Bruce. Meg et Bruce, c'étaient les chiens. Les chiens et les enfants se conduisaient bien avec Jonathan, moins bien avec Caroline, même si les chiens valaient mieux que les enfants. Quand il s'était mis à pleuvoir, elle avait attaché les chiens sous le porche (ce serait chouette si elle pouvait en faire autant avec les enfants).

Bien sûr, à l'époque, les longues distances n'effrayaient personne. Les enfants de la campagne faisaient sept kilomètres à pied pour se rendre à l'école le matin et autant pour rentrer à la maison le soir, sans broncher. Ou, s'ils s'étaient plaints, personne n'avait recueilli leurs commentaires pour la postérité. Car c'était comme ça que fonctionnait l'histoire. Si ce n'était pas écrit, ça n'avait pas existé. Vous pouviez laisser derrière vous bijoux, poteries, monuments funéraires, vous pouviez laisser vos os qui seraient déterrés par la suite, mais aucun de ces vestiges ne pouvait exprimer ce que vous aviez ressenti. Les morts qui gisaient sous ses pieds dans le vieux cimetière de St Anne's avaient perdu leur langue et se taisaient.

Elle lui avait déclaré une fois que le jour où les femmes comprendraient qu'une scie égoïne n'était pas l'objet mystérieux qu'elles croyaient, elles dirigeraient le monde. Jackson avait l'impression que c'était déjà le cas et commit l'erreur de le dire. Il récolta pour sa peine une conférence bourrée de statistiques sur le sexisme à l'échelle mondiale.
Aujourd'hui, évidemment, elle s'était transformée en femme rétro...qui faisait son pain et prenait des cours de tricot. De tricot ! De qui se moquait-on ?

Jackson sentait la douleur sourdre à nouveau dans sa mâchoire. Il voyait à présent plus souvent son dentiste qu'il n'avait vu sa femme au cours de la dernière année de leur mariage. Son dentiste s'appelait Sharon et comme disait son père "Il y avait du monde au balcon". Elle avait trente-six ans et conduisait une BMW Z3, qui, selon Jackson, était plutôt une voiture de coiffeuse, mais il la trouvait cependant très séduisante. Malheureusement, il était impossible d'avoir une relation avec quelqu'un qui devait mettre un masque, des gants et des lunettes de protection pour vous toucher. (Ou qui vous inspectait la bouche et murmurait "On fume Jackson ?")

Jackson suivait des cours de français en vue du jour où il pourrait vendre et s'installer sur le continent pour pratiquer les activités auxquelles s'adonnent les gens qui prennent leur retraite de bonne heure. Le golf ? Les Français jouaient-ils au golf ? Aucun nom de joueur français ne lui venait à l'esprit, c'était bon signe car Jackson détestait le golf. Peut-être se contenterait-il de jouer à la pétanque et de fumer jusqu'à ce que mort s'ensuive. Les Français fumaient comme des cheminées.

« Il aurait sû avoir Marlee pendant les deux dernières semaines des vacances scolaires, mais Josie lui avait téléphoné et dit : « Ecoute, des amis de David nous ont proposé un gîte rural en Ardèche pour une semaine et on s’est dit que ce serait bien d’y aller seuls tous les deux.

– Pour pouvoir baiser sans être gênés par la présence de votre enfant ? avait dit Jackson, et Josie lui avait raccroché au nez. Il leur fallut deux autres coups de fil avant de parvenir à avoir un échange à peu près civilisé sur le sujet. Naturellement, David avait une tête à avoir « des amis qui ont un gîte rural en Ardèche ». D’ailleurs tête d’anchois ne rimait-il pas avec gîte ardéchois ? » (p. 268)