«
Encre brute » de
Jérôme Baccelli est présenté comme « un conte des Mille et Une Nuits transposé dans l'Irak de Saddam Hussein sur fond de guerres et de coups d'État sanglants ». Tout un programme ! Ayant reçu ce livre dans le cadre de l'opération Masse Critique, je tiens à remercier Babelio et les éditions Pierre Guillaume de Roux pour un ouvrage que je qualifierai d'inclassable et d'inoubliable.
De quoi s'agit-il ? Nous sommes en Irak juste avant la guerre du Golfe. L'auteur nous raconte l'histoire enchevêtrée de deux hommes.
Le premier s'appelle Al-Majid : fils d'un berger et d'une putain, abandonné après sa naissance par son père, violé par des brutes alors qu'il n'était qu'un enfant, élevé par son oncle dans la misère, la saleté et la faim, Al-Majid rêve de reconnaissance et de grandeur ; il veut devenir un grand écrivain car les cartomanciennes le lui ont dit : tout est écrit ! En Mésopotamie, ici, avant, c'était le Jardin d'Éden. Dans l'Irak contemporain, Al-Majid, qui avait déjà tué son premier homme alors qu'il n'avait que quinze ans, décide de déclencher l'Apocalypse, de faire en sorte que son pays ne soit plus qu'une cascade d'eau, de pétrole et de sang car c'est à ce prix qu'Al-Majid pourra revêtir les habits illustres des héros antiques que furent Saladin, Nabuchodonosor, Hammourabi, et Alexandre le Grand. En digne héritier auto-proclamé de ces célébrités, il lui faut écrire le livre de sa vie, fonder sa propre légende, afin de s'accomplir, quitte à massacrer sa population. Est-ce que Gengis Khan, pour installer sa puissance, hésita un seul instant à élever des pyramides de cranes humains ? Alors, Al-Majid va tout faire pour se hisser à la tête de l'État irakien, n'hésitant pas à couper les mains, les langues et les têtes de ses opposants comme de tous ceux qui pourraient être tentés de monter sur le trône avant lui. Puis il déclenche la guerre contre l'Iran et envahit le Koweït. Au prix de crimes contre l'humanité, Al-Majid devient le Raïs, un dictateur psychopathe et sanguinaire : écrire le livre de sa vie, c'est devenu une nécessité absolue. Écrire lui procure même du plaisir car écrire reste un acte empreint de violence extrême ; écrire (page 69) c'est commettre un attentat contre la virginité de chaque page. Mais Al-Majid est un piètre écrivain : il lui faut recommencer sans cesse son travail.
Al-Majid a un ami d'enfance, Sharif Norouz : c'est notre deuxième homme. Sharif sait écrire, très bien écrire, si bien écrire que sa poésie le protège, comme un bouclier, des balles tirées en face par les soldats iraniens. A son père qui tousse sans discontinuer, les poumons encrassés par les fumées noires des puits de forage pétrolier, Sharif lisait déjà de la poésie, une poésie (page 36) qu'il avait rédigée en se vidant, comme on vide un abcès. Car Sharif (page 116) écrit pour préserver la virginité de son âme, se vidant de toute la noirceur qu'elle contient. Durant les combats, Sharif se sent (page 73) investi d'une mission : tankiste, cheminant (page 77) dans son tombeau mobile, l'inspiration insaisissable lui apparait comme étant chimérique et hallucinatoire. Écrire pendant les combats, (page 82) c'est manifester sa rage de vivre, la meilleure arme contre la rage de tuer, (page 86) c'est laver l'humanité de ce qu'elle a de plus noir. Pour Sharif, la vie n'est pas écrite à l'avance : croire à son destin, (page 92) c'est le piège que tend la vie ! Pour Sharif, la poésie rend immortel.
Al-Majid est jaloux de ce super-pouvoir que possède Sharif. Al-Majid aimerait écrire comme Sharif, il voudrait lui aussi (page 50) créer, écrire sa légende, ses aventures mais il n'arrive pas à écrire car ses soucis le minent (page 150). Après huit années de guerre contre l'Iran, il lui reste encore à écrire le dernier chapitre de son livre : Al-Majid se complait dans les tortures, le sang et les massacres car il sait (page 155) qu'écrire c'est faire un pacte avec le diable, et qu'on ne touche la grâce qu'en endurant l'horreur. En guise d'Apocalypse, il met le feu aux 700 puits de pétrole de son pays. Puis il rencontre Sharif et lui intime l'ordre d'écrire un roman : ce sera "Zabibah et le Roi", un roman d'amour entre lui, le Raïs, et une femme, en fait son peuple qu'il aimait tant au point de l'empêcher à tout prix d'évoluer vers une démocratie moderne. Ce roman, c'est une fiction mais (page 205) vivre la fiction, c'est faire ployer la vérité et c'est là que le poète et le dictateur se rejoignent. le roman sera écrit et publié, à grand renfort de pétrodollars. Quant au livre que le Raïs devait écrire, Al-Majid dans un mouvement désespéré en aura dispersé les feuilles, les jetant au vent du désert depuis un des balcons de son palais présidentiel.
Que faut-il en retenir ? Ce conte se lit à différents niveaux et c'est ce qui en fait son intérêt. Au plan historique, vous avez entre les mains le résultat d'un travail méticuleusement fouillé de trois années de recherche sur le conflit Iran-Irak. Au plan humain, vous montez dans un train pour la folie, la mégalomanie (Al-Majid se prenait quand même pour le prophète que le monde attendait) et l'horreur ; les personnages, authentiques, vous collent à la peau : Al-Majid, Sharif « Norouz » (clin d'oeil de l'auteur : ce mot qui signifie « nouvel an » en persan est synonyme de festivité et est symbolisé par le feu), Jasmine, une compagne de rencontre que Sharif tentera de faire passer en Italie à l'occasion de la tenue d'un festival de poésie, Lindsay Steward, un homme à la solde des services secrets américains, et quelques autres. Au plan littéraire, le livre est écrit avec un scalpel trempé dans du vitriol : ça vous entaille l'esprit et ça vous brule les tripes ; Al-Majid comme Sharif veulent réussir dans leur entreprise, leur destin est tragique (Saddam Hussein Abd al-Majid al-Tikriti alias Al-Majid sera pendu) et, si les mots sont parfois une véritable arme à feu, le chemin vers la création n'est jamais un « long fleuve tranquille ». Comme un documentaire, ce conte « se déguste » scène après scène : vous sentez l'odeur des forages, du sang, des cadavres ; vous entendez les cris des blessés et des agonisants, les chenilles des chars qui avancent ; vous voyez les fumées noires des raffineries, les gosses qui mendient, les gueux affamés qui s'égorgent pour quelques dinars, le peuple qui joue le mauvais théâtre d'un patriotisme fictif ; vous dégoulinez de sueur, la langue épaissie par la soif et par la crainte des représailles qui suivront immanquablement la découverte du prochain complot ; vos pieds s'enfoncent dans le sable brulant, dans cet enfer dont vous cherchez à vous échapper.
Malgré une sauvagerie assez présente (non, ça n'est pas gore) et quelques rares redites, ce livre d'une incroyable richesse vous passionnera : assez court (230 pages), cet ouvrage est à lire absolument. Un coup de chapeau à son auteur,
Jérôme Baccelli.