J'ai commencé à lire quelques romans de cette « rentrée littéraire » grâce aux éditeurs qui ont la gentillesse de nous envoyer des services de presse, que j'ai bien aimés, qui m'ont surprise, un peu émue, parfois amusée...
Et puis j'ai ouvert le dernier roman de
Russell Banks,
Oh, Canada, titre qui n'est pas sans rappeler celui de l'hymne national canadien, Ô Canada.
Alors là, attention,
Russell Banks ! de la littérature, de la vraie, forte, puissante comme j'aime, le truc où je me fais embarquer, emmener par le bout du nez, celle avec des personnages assez médiocres, qu'on n'a pas envie d'admirer, auxquels on n'a pas très envie de s'identifier, mais tout est tellement bien ficelé que j'ai plongé dedans tête baissée.
Un livre fort, hyper construit, PUISSANT.
A peine refermé, j'avais déjà peur que le prochain livre ne me déçoive, vous voyez ce que je veux dire ?
Ce roman est une éblouissante manipulation, à l'image de la vie qu'il raconte.
Leonard Fife est un documentariste, qui a formé et marqué des générations de jeunes cinéastes. Il a 77 ans, il est très malade, a perdu en partie la vue ; il est sorti de l'hôpital pour vivre ses derniers jours chez lui, entouré de son infirmière Renée et de sa femme, Emma, une de ses anciennes élèves.
Il a accepté de se livrer à un dernier effort : une interview filmée par un de ses étudiants. Celui-ci a en tête de lui faire accoucher de révélations, filmer ses confessions sur des volets politiques de son oeuvre, sur des scandales que Fife a contribué à faire éclater par ses films et qui l'ont rendu célèbre.
Mais voilà que Fife s'engage sur d'autres terrains, plus personnels, plus anciens aussi, il essaime les révélations peu glorifiantes et pour le moins déroutantes.
Fife a décidé d'en finir avec les secrets et les mensonges. Il veut parler, tout déballer, pour soulager sa mémoire, en présence de sa femme, lui dire à elle, toute son histoire.
Dérouté, le jeune cinéaste tente de le recentrer entre 2 prises sur son oeuvre sur son parcours professionnel, sur ses « coups », mais Léonard Fife remonte le fil de sa jeunesse, où ses trahisons succèdent aux fuites en avant.
Fife se démasque et c'est pas glorieux.
Son état se dégrade vite au cours de cette longue journée de tournage, les tranches de vie racontées se mélangent devant son auditoire incrédule. Son infirmière va bien tenter de stopper la séance de confession pour assurer un peu de repos au malade, mais il est déterminé à aller au bout de ses souvenirs, jusqu'à cette nuit où sur un coup de tête, il franchit la frontière américano-canadienne pour échapper à la conscription de la Guerre du Vietnam, comme 60 000 autres jeunes américains.
La construction du roman est rythmée par les allers-retours dans les souvenirs de Fife et le présent que sont les dialogues de l'équipe technique du film, les interventions de sa femme et de l'infirmière. le récit de Fife est interrompu par les aléas relatifs au tournage à des moments clés de sa narration, on est ainsi suspendu dans l'attente de la suite de l'histoire… qui ne reprend pas forcément au même endroit car les souvenirs s'entremêlent, les époques aussi.
C'est à la fois presque onirique, très cinématographique et empreint de suspense.
L'ambiance onirique est coupée par les contingences logistiques du film : les changements de cartes mémoires par exemple.
Russell Banks cultive une écriture très imagée, on voit le film des souvenirs se dérouler, c'est fascinant. Il prend plaisir à nous perdre dans les méandres des souvenirs de Fife, ça peut être déroutant au début, mais quand j'ai eu pris le rythme, j'ai dévoré le livre.
C'est un roman d'une grande force, solide, d'un auteur qui maîtrise parfaitement son art,
Russell Banks nous questionne sur la mémoire, les mensonges, la vérité.
A qui rend-on compte de ses trahisons, de ses mensonges au bout de sa vie ?
Y-a-t-il une vérité des souvenirs ? Comment on se construit sur ses propres lâchetés ?
C'est un roman qui questionne aussi la trace : quelles traces laisse-t-on aux autres ? Fife ne laissera pas les mêmes traces à ses disciples qui le vénèrent en maître, qu'aux membres de sa famille qu'il a abandonnées comme des merdes, dans toute sa lâcheté.
Qu'est-ce qu'on laisse ? Qu'est-ce qu'on assume ?
“Jusqu'à présent, ce qu'il a craint, c'était l'effacement dont il savait qu'il rôdait derrière ses souvenirs, prêt à les dévorer pour ne laisser derrière qu'un blanc, une absence, un rien.”
BRILLANT !