Si je dois un jour briser violemment, séparant sinon mon existence entière de la masse, du moins la partie d'elle qui m'attarde (si la masse s'anéantit dans une immanence infinie), c'est à bout de force seulement. Maintenant la transcendance à l'égard de la masse est comme un crachat en l'air à l'instant où le nez du transcendant le reçoit. La transcendance (existence noble, dédain moral et regards sublime) est maintenant tombée dans la comédie. Nous transcendons encore l'existence aveulie : c'est à la condition de nous perdre dans l'immanence, luttant également pour tous. Je détesterais le mouvement de transcendance en moi (la décision tranchée), si je ne saisissais son annulation dans une immanence quelconque. Je tiens pour essentiel de toujours me tenir "à hauteur d'homme", de ne transcender qu'un déchet composé des plâtres transcendants. Si je n'étais moi-même au niveau d'un ouvrier, je sentirais mon élévation prétendue comme une impuissance. Je sens ces choses dans les cafés, les rues, les lieux publics... Je juge physiquement des êtres auxquels je m'assemble : ils ne peuvent être au-dessous ni au-dessus. Je diffère d'un ouvrier profondément, mais le sentiment d'immanence que j'ai lui parlant (si la sympathie nous unit) est le signe indiquant ma place en ce monde : celle de la vague entre les vagues. Tandis que des bourgeois se hissant secrètement les uns au-dessus des autres me semblent condamnés à une extériorité vide. Les petits bourgeois...
D'un côté, la transcendance, réduite à la comédie (celle du maître - du seigneur - jadis se liait à des larmes teintes de sang), produit des hommes dont les vulgarités trahissent l'immanence profonde (ces riches parisiens déguisés). J'imagine la bourgeoisie détruite - en quelque immense et juste Katyn - l'égalité avec eux-mêmes de ceux qui subsisteraient, cette immanence infinie (plus de séparations des hommes entre eux) à son tour ne vidrait-elle pas de contenu la reproduction monotone des travailleurs, sans histoire et sans différence?
Il existe une conjugaison des verbes de chair de laquelle la chanson comique est la désinence. Ce qui manquait à la table du jardin, l'autre jour, était une femme nue et masquée. J'aurai aimé l'entendre avec les autres chanter
Ravadja la moukère
Ravaja bono
puis
Trempe ton cul dans la soupière
tu verras si c'est chaud
(...)
Ce qui me semble arbitraire à l'encontre est la parti pris de masquer la vulgarité. Il existe un côté "ravadja" qui appartient au corps fou de volupté et de cette façon à la profondeur de l'être.
Si elle n'allait pas jusqu'à "ravadja", la fille perdue n'atteindrait pas la pleine liberté.
Elle ouvrirait sa nudité à la débauche, mais le coeur en elle ne serait pas tout à fait corrompu. Et moi qu'elle guide dans l'enfer de l'intelligence, je n'atteindrais pas l'intime distorsion, le gril de saint Laurent de la bêtise.
Je m'imagine souvent sublime : pour cela, j'ai les forces nécessaires. Je puis égaler l'amour (l'union nue des corps) aux déchirures du ciel étoilé. L'obscénité est sublime aussi, sans elle le délire des sens n'aurait pas ses moments de fleuve.
Je me sens solidaire des êtres. Je discerne en moi-même une nonne, une jeune fille rougissante, un sadique, un vilain moineau. Je ne suis ni noir ni rien que j'aie pu saisir de précis. Un des côté de mon caractère les moins accusés est le côté "gustave" ou "cochon".
J
je dis "un homme, une femme". Je cherche en moi le sens des mots. L'être humain est évidemment l'"amphibie" que, selon Hegel, "la culture spirituelle" a fait de lui vie partagée entre "deux mondes qui se contredisent".
Si l'intelligence est femme...
... je voudrais qu'en un mouvement décidée la mienne ressemble à une femme impie.
Yannick Haenel et son invitée, Linda Tuloup, lecture par Emmanuel Noblet.
Depuis plus de deux décennies, Yannick Haenel éclaire le paysage littéraire français de ses romans singuliers, où se concentrent les désirs multiples et où nous côtoyons, souvent avec jubilation, l'univers de personnages en quête d'absolu.
Au cours de ce grand entretien, un format qui lui sied particulièrement, l'écrivain reviendra sur ses passions. La peinture d'abord (il a écrit sur le Caravage un essai inoubliable), mais aussi le théâtre (son Jan Karski a été adapté sur scène par Arthur Nauzyciel), la photographie (Linda Tuloup sera à ses côtés), l'histoire… On parlera aussi de littérature, de celle qui l'aide à vivre depuis toujours, d'écriture et de ce qu'en disait Marguerite Duras dont l'oeuvre l'intéresse de plus en plus, et de cinéma, vaste territoire fictionnel dont il s'est emparé dans Tiens ferme ta couronne, où son narrateur se met en tête d'adapter pour l'écran la vie de Hermann Melville, croisant tout à la fois Isabelle Huppert et Michaël Cimino…
Écrivain engagé, il a couvert pour Charlie Hebdo le procès des attentats de janvier 2015, en a fait un album avec les dessins de François Boucq, et continue de tenir des chroniques dans l'hebdomadaire. Son dernier roman, le Trésorier-payeur, nous entraîne à Béthune dans une succursale de la Banque de France, sur les traces d'un certain Georges Bataille, philosophe de formation et désormais banquier de son état, à la fois sage et complètement fou, qui revisite la notion de dépense et veut effacer la dette des plus démunis. Mais comment être anarchiste et travailler dans une banque ? Seuls l'amour et ses pulsions, le débordement et le transport des sens peuvent encore échapper à l'économie capitaliste et productiviste…
Une heure et demie en compagnie d'un écrivain passionnant, érudit et curieux de tout, pour voyager dans son oeuvre et découvrir les mondes invisibles qui la façonnent.
À lire (bibliographie sélective)
— « le Trésorier-payeur », Gallimard, 2022.
— Yannick Haenel, avec des illustrations de François Boucq, « Janvier 2015. le Procès », Les Échappés, 2021.
— « Tiens ferme ta couronne, Gallimard, 2017 (prix Médicis 2017).
— « Les Renards pâles, Gallimard, 2013.
— « Jan Karski, Gallimard, 2009 (prix du roman Fnac 2009 et prix Interallié 2009)
— « Cercle, Gallimard, 2007 (prix Décembre 2007 et prix Roger-Nimier 2008).
— Linda Tuloup, avec un texte de Yannick Haenel, « Vénus. Où nous mènent les étreintes », Bergger, 2019.
Un grand entretien animé par Olivia Gesbert, avec des lectures par Emmanuel Noblet, et enregistré en public le 28 mai 2023 au conservatoire Pierre Barbizet, à Marseille, lors de la 7e édition du festival Oh les beaux jours !
Podcasts & replay sur http://ohlesbeauxjours.fr
#OhLesBeauxJours #OLBJ2023
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