La Venta est d'une lecture exigeante. C'est une écriture dense comme le sont l.histoire et la végétation de son pays. Il y a les dieux, il y a la nature et quelque place pour l'humain, son ressenti surtout. Les sentiments... les émotions toutes envahies de cette nature, du fleuve, de la mer, de la faune ainsi que de ces divinités et leur représentations de pierre qui traînent encore par là.
Fascinant pour ses renversements des métaphores, cet enchevêtrement des mondes rêvés et réels, son oreille si attentive à ce qui n'arrive pas (encore), Becerra nous engloutit véritablement dans sa poétique grouillante, effrénée du vivant universel dont il bannit ni l'imaginaire ni les trépassés.
À relire!
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- On a vu dans La Venta la «sensualité totalisante» à laquelle parvient enfin Becerra, le livre «fondamental» et encore «l'un des meilleurs que sa génération ait produits». José Joaquín Blanco affirme que ce livre rend presque inutiles les autres. Moi je vois dans ce poème une rupture et aussi la continuation de sa poétique, en laquelle il est évident qu'il avait assimilé l'héritage de la tradition puis était parvenu à se couper d'elle. Il y a chez Becerra une intensité de vie qui se manifeste dans ses poèmes de diverses manières. Dans la voracité du vers long qui s'étend sur le papier comme une tache dans le vert infini de la terre de Tabasco. Dans son discours interminable l'homme parle avec la nature et avec les «autres». Dans La Venta se distingue un appel venu des racines de cultures déjà ensevelies, que le poète a perçu sans pouvoir résister : c'était l'appel de la mort, celui justement auquel il a répondu sur la route de Brindisi un jour du printemps 1970. - Alvaro RUIZ ABREU
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LA VENTA
IV
La nuit s'ouvre comme un grand livre sur la mer.
Cette nuit
les vagues frottent doucement leur dos contre la plage
comme un troupeau de bêtes encore pures.
La nuit s'ouvre comme un grand livre illisible sur la jungle.
Les hommes morts se répandent parmi les hommes vivants,
les hommes vivants rêvent en appuyant leur tempe aux
hommes morts
et le rêve inocule la pierre à ses images.
La nuit s'ouvre sur vous, têtes de pierre qui dormez comme
une menace.
S'attarde la lune sur le marécage,
et gémissent les singes.
Là-bas, au loin, la mer maraude dans son exil, attendant
l'heure
de sa tâche inéluctable
(Décembre 1964- novembre 1965)
Là où s’arrête la nuit, un ange se jette dans le vide.
L’obscurité aveugle les mains, au fond blanchit la mâchoire bien connue de l’âne.
Là où la résurrection se méfie,
il faut recommencer,
car la meilleure ruse échoue dès qu’apparaît le silence,
et le coup le mieux ajusté se perdra si l’obscurité ne le
guide pas.
Ainsi résonnent les histoires accompagnées par le mouvement de la mer ou par le vol de la flèche qui met
dans le mille.
(Lorgnant du coin de l’oeil la mâchoire de l’âne
le transfuge caresse les seins de la dormeuse marine.)
L’ange taché par son abomination du démon, s’arrête.
Mais même alors le Paradis Perdu pourrait bien être resté dans le chapeau, entre une colombe et une horloge.
La colombe doit sortir pour vérifier que la pluie a cessé,
l’horloge doit rester là pour marquer le temps que mettra la colombe à ne jamais revenir.
Et le Paradis Perdu entre la colombe et l’horloge, se transfigure en un foulard de couleur dans lequel le magicien,
une fois achevé son numéro, se mouchera le nez.
Aujourd’hui il pleut, c’est ta première pluie, l’abîme défait son visage. Choses tombées pour rien. Hésitations, pas pressés, bousculades, craquement de meubles qui changent de place, colliers soudain rompus ; tout appartient à ce bruit têtu de la pluie.
Aujourd’hui il pleut pour rien, pour ne rien dire du tout.
Aujourd’hui il pleut, et la pluie nous a fait rentrer à la maison, sauf toi.
Voici les visages déjà réveillés. Voici la tâche de secouer l’eau dans le tamis qui ne laisse passer que les statues, lesdites statues s’écoulant entre les corps restés dans la trame du tamis.