Le narrateur, Murau, vit à Rome depuis plusieurs années. Loin de son Autriche natale. Loin de sa famille et du château de Wolfsegg. Loin de son lourd passé. Lourd? Pis que ça : tous (pays, parenté et traditions confondus), il les trouve médiocres, il les hait. J'ai envie de dire qu'il irait vomir sur leurs tombes. Son père flirtant avec le national-socialisme, sa mère inculte, son frère borné, ses soeurs à l'esprit étroit… avec leur conservatisme arriéré. Après tout, le fascisme ne s'était pas développé dans le néant. Malheureusement pour lui, la mort de son frère et de ses parents l'oblige à rentrer chez à la maison et à affronter ses démons. C'est le point de départ d'
Extinction.
Toute la première partie, c'est Murau qui réagit à la mauvaise nouvelle (je ne sais toujours pas ce qu'il trouve plus catastrophique : la mort de ses parents ou le fait que cela l'oblige à retourner là-bas!) et qui se remémore tout ce qu'il déteste à propos de sa famille, son enfance, ses débuts dans la vie adulte, son besoin de s'éloigner, etc. Tous ces souvenirs épars et dévastateurs, mélangeant le présent et le passé, dont la démarcation n'est pas toujours claire, il faut les surmonter avec lui. D'autant plus que ses mots sont durs et peuvent être ressentis comme une claque en pleine face. Il est clair que l'auteur
Thomas Bernhard n'invente pas tout et que le fiel qui déborde de son roman, il en a ressenti une partie. Si pas à l'endroit de sa famille, de son pays du moins.
Cette première partie, en plus d'être une terrible critique, certains pourraient trouver un peu longue. Moi, je l'ai adorée. le narrateur déambule dans Rome avec son élève Gambetti, ils passent « par la Flaminia, la Piazza del Popolo et tout le long du Corso » (p. 11) et plusieurs autres endroits où je suis passé et dont j'ai aimé me rappeler. Aussi, ils parlent d'histoire, de philosophie et de plusieurs grands auteurs que j'aime bien, comme
Sartre, Kafka, Musil et Broch. Petit fait cocasse, l'auteur se cite ici parmi ces grands écrivains, « Amras, de
Thomas Bernhard » (p. 11). Bref, Murnau parle de tout ce qui l'a marqué dans sa vie de jeune adulte, quand « il se cherchait » avant de s'établir en Italie. Cette éducation européenne qu'il s'est appropriée, certains peuvent l'apprécier.
Dans la deuxième partie, où Murnau retourne à Wolffsegg, on rencontre réellement la famille, ce qu'il en reste. Dans la partie précédente, on ne les avait vu qu'à travers les souvenirs de Murnau et la littérature nous a appris à se montrer suspicieux des comptes-rendus des narrateurs à la première personne. Ses soeurs Caecilia et Amalia, son beau-frère fabricant de bouchons de bouteilles de vin, ils s'avèrent à la fois mieux et pires que ce à quoi on s'attendait. Je n'en dis pas plus, à vous de voir en lisant.
Les funérailles nous plongent dans le coeur de cette famille aux allures aussi sinistres que les personnages des films de Hammer. Toutefois, ces individus peuvent représenter davantage des archétypes. J'écrivais plus haut que le fascisme ne s'est pas développé dans le néant, que certaines valeurs ou traditions encore vivaces, même après la guerre, ont continué à teinter (pourrir?) la vie dans les pays germaniques. Et c'est ce genre de valeurs que Bernhard souhaitait voir la disparition. L'
extinction. Après tout, la mort de ses parents et celle de son frère (qui devait les perpétuer) marque la fin d'une époque qu'il espère révolue. Et ces valeurs sont nombreuses. L'une d'entre elle est la religion, qui abrutissait les masses. le personnage du cardinal, même s'il est magnifié à l'excès, représente lui aussi une espèce en voie de disparition. Pas étonnant que, lors des funérailles, Murnau préfère parler avec les petites gens, les jardiniers, les employés.
Cette intrigue que j'ai tenté de résumer, elle est profonde et lourde, tout comme le style de
Thomas Bernhard. Pendant ma lecture, je sentais des relents de
Marcel Proust. le roman est constitué de longues phrases, de longs paragraphes…. En fait, il y a très peu de paragraphes, pas beaucoup plus de chapitres. Seulement deux parties. C'était un flot continu de critiques, un déversement presque ininterrompu de frustrations. Je ne savais jamais où m'arrêter. En temps normal, j'aime bien faire des petites pauses entre les chapitres (lesquels permettent souvent de former un ensemble cohérent, une idée centrale pour mieux se faire une tête et envisager la suite). Là, j'étais sans souffle.
Bref, si j'ai apprécié
Extinction pour plusieurs raisons (critique acerbe mais réaliste de la société, brin de culture, fines descriptions psychologiques de personnages), le style fait en sorte qu'il puisse sembler rébarbatif à un grand nombre de lecteurs. Il peut constituer un mur infranchissable. À ne pas placer entre les mains de n'importe qui.