L'humidité s'infiltre tout de suite dans le col de ma veste de chasse. Papa doit être gelé. J'explore autour du camion, aux abords du roncier, dans le chemin, j'éclaire les fossés gorgés d'eau et le couvert noir d'encre des arbres. Quelle idée avait-il en tête ? S'il en avait une ! Les branches mortes craquent sous mes chaussures. A-t-il voulu retourner à leur maison rejoindre maman ? Je reviens vers le fourgon et descend de l'autre côté une pente déboisée, parsemée de souches. Papa surgit enfin dans le pinceau de la torche. Il est par terre, de guingois, la tache blanche de son visage vers le ciel noir. Ma torche coud un ourlet de lumière autour de la forme courbe de la bombonne. Il la serre contre lui telle une mère son bébé sur son sein. Il est à une cinquantaine de mètres de la falaise, un peu plus, il passait tout droit, hop ! dans le vide.
Après les années et tous mes efforts, j'ai tout de même réussi à me rapprocher un peu de lui. Un jour, alors que je repartais de chez eux, il m'a glissé comme ça, sur le seuil : je suis content que tu viennes nous voir. Il en a pas dit plus. Depuis, non plus. C'était beaucoup pour un homme comme lui. Beaucoup et même beaucoup. C'est arrivé du temps de Russel. L'unique phrase gentille qu'il m'ait jamais dite. Je lui en veux pas, moi aussi j'ai la bouche qui peut pas parler, comme si j'avais un gant de sécurité dedans, les paroles passent pas. Je pense à tout ça sur les chantiers, le travail d'électricien est plus méditatif qu'on l'imagine, toute la journée en ermite à tirer des fils dans des maisons vides, sceller des coffrets, vérifier des branchements, les idées surgissent en paquets comme des bancs de poissons.