Zéphyr a dix ans, l'âge de tous les possibles, l'âge auquel un jardin, une plage, un puits est encore un monde entier, un monde qui s'offre et dans lequel on bâtit des histoires par milliers.
Mais Zéphyr est un petit garçon atypique. de sa particularité, on ne saura presque rien : quelques détails physiques, une façon particulière d'appréhender les choses et les gens, ces autres qui savent si bien appuyer là où ça fait mal…
« Une fois, elle m'a trouvé en train de pleurer. Des gamins étaient passés devant le portail de la maison et avaient ri et m'avaient montré du doigt.
— Regarde-le, l'Autre !
Et ils s'étaient enfuis en courant. J'avais entendu la majuscule. C'est rare d'entendre les majuscules. »
Un été, Zéphyr voit entrer dans son paradis de vacances l'innommable, la salissure d'un adulte. Là où de multiples récits de maltraitance se perdent en détails d'un voyeurisme glauque tirant allègrement sur les ficelles du drame bien orchestré,
Frédéric Bleumalt réussit le tour de force de transcrire à travers la voix de cet enfant ce qui ne devrait jamais arriver, et qui pourtant survient, arrachant bien trop tôt Zéphyr à l'innocence de son âge.
Ce livre n'est pourtant pas le récit d'une tragédie. Avec ses mots, à travers son prisme, Zéphyr raconte avant tout cette liberté folle, cette liberté chérie de l'enfance.
De pensées magiques en folles aventures de l'imaginaire, l'auteur nous replonge dans ces quelques années que l'on a traversées sans se rendre compte de leur préciosité. On se souvient, bien sûr, de nos jeux, de nos contes, de nos monstres aussi, parfois, mais ces souvenirs semblent pareils à une odeur fantôme, celle d'un bouquet qu'on aurait laissé mourir dans une pièce et qui laisserait derrière lui quelques chemins de mémoire que l'on arpente qu'à travers des photos ou le récit des adultes, comme si notre propre histoire nous était inaccessible. Ces lignes m'ont fait l'effet de fleurs séchées, de feuilles usées, qui auraient repris vie à travers les mots de Bleumalt. J'ai lu, et je me suis souvenu avec une précision folle que moi aussi je voulais être une sirène, que moi aussi je croyais pouvoir diriger les nuages et parler aux fleurs. Ligne après ligne, page après page, cette écriture ciselée comme un bijou, magistrale au-delà de ce que je pouvais imaginer, a infusé sa magie et libéré ma mémoire.
Libéré. C'est le mot clé.
Une histoire de liberté. Se libérer des contraintes de son corps, de la menace de ce monstre déguisé en adulte alors que tout le monde sait que les monstres ont des dents pointues et crachent des flammes vers les tours des châteaux, se libérer du temps qui passe et pille si bien la magie de ces années particulières.
Se libérer et s'écrire, pour lâcher du lest, pour ne pas oublier, jamais.
« Et même si je suis bientôt plus un enfant, même si je suis bientôt plus air, terre et mer, j'oublierai pas.
J'oublierai rien.
J'écrirai tout pour ne rien oublier.
Pour rendre mon âme visible, tangible, avant qu'elle se délite.
Pour que ça existe quelque part.
J'écrirai un livre.
[…]
Je tisserai des toiles de mots et les autres seront obligés de voir mon monde. Pour l'heure, je les garde à portée, tout en bas de l'étagère.
Munitions de papier.
Et quand j'aurais pénétré tous les mots, je dirais tout ce qui est beau, tout ce qui est sale. »
Tu as trouvé les mots, Zéphyr, ou ils t'ont trouvé, peu importe en vérité. Tu as rempli tes chargeurs et tiré à bout portant. Tu as dit le beau, et le sale, et tellement plus encore. Chaque ligne m'a touché en plein coeur, a percé ma carapace de brèches immenses, et on voit le petit enfant que j'étais à travers.
Un roman court à lire comme on prend une grande respiration avant de plonger, pour la beauté des mots, pour la claque magistrale que l'on se prend devant une telle maîtrise du verbe et de la nuance, pour la colère que l'on oublie parfois de nourrir contre les monstres, les vrais, et pour se souvenir.
C'était il y a dix ans, vingt ans, trente ans ou même davantage. Vous aviez dix ans, et vous étiez libre.
Vous vous rappelez ?