Senso, court roman qui nous ferait presque penser à une nouvelle par sa taille, voilà un récit qui, en quelques pages, illustre la passion aveugle, la jalousie, les abysses sombres et inavoués où de tels sentiments peuvent conduire.
Nous sommes dans l'Italie de la fin du dix-neuvième siècle, dans la ville de Trente plus exactement. La comtesse Livia, trente-neuf ans, belle et orgueilleuse, mariée dans sa vingt-deuxième année à un homme très riche et empli d'attentions pour sa jeune épouse, qui aurait bien pu être son grand-père, se souvient...
Elle a besoin de revenir sur ses pas, poser des mots sur ce chemin à rebours, elle exprime brusquement un besoin viscéral d'écrire, poser ses mots dans un carnet qui devra demeurer secret, enfermé à triple tour dans son écritoire personnel. Quel est ce terrible secret qui a tant besoin de précautions ? Et quel est ce sentiment brusque qui la conduit à cette confession qu'elle s'impose, dans une inquiétude qui semble tout à coup s'emparer de son âme ? Est-ce le remords ou bien la volonté d'affirmer encore plus fortement son orgueil, sa différence, et pourquoi ne pas l'avouer tout bonnement, ce sentiment de supériorité qu'elle ressent vis-à-vis des autres femmes ?
C'est une joie féroce pour elle de ne se confier qu'à soi, se sentant libre de tout scrupule, hypocrisie ou réticence...
Elle se souvient, c'était à Venise, en juillet 1865, elle venait à peine d'épouser son mari, un représentant de la noblesse tyrolienne. Il faut dire que l'Italie est alors sous contrôle de l'empire autrichien. En plein voyage de noces, sous le nez et à la barbe de son vieux mari, elle s'éprend d'un beau lieutenant de l'armée autrichienne, Remigio Ruz. C'est une folle passion qui anime la jeune femme dès lors. Mais le soldat est un godelureau, pas très courageux, ses conquêtes sont davantage du côté des chambres d'auberges et des alcôves que sur les champs de bataille ; du reste le bellâtre trouve en cette passion l'occasion rêvée de quémander de l'argent auprès de la comtesse qui ne lui refuse rien, mais c'est plutôt la fortune du vieux mari qui sert à entretenir l'officier cavaleur dans les bras d'autres conquêtes féminines et d'une en particulier, pendant que la comtesse le croit en convalescence... Dans cette passion brûlante, elle n'y voit que du feu. La maîtresse, délaissée, éconduite, découvrant brusquement qu'elle est elle-même trompée, va imaginer une vengeance impitoyable...
J'ai trouvé ce roman tout simplement magnifique, par-delà le cynisme de la narratrice, à la construction ciselée comme un pur joyau.
Le lecteur que je suis n'a eu de cesse à soulever chaque mot comme autant de pierres brûlantes. Sur ce chemin de feu et de ronces, comment chercher en embuscade l'amour, le remords, l'écho d'un chagrin, une douleur lancinante...?
C'est la confession d'une femme seule devant elle-même, son journal est son propre miroir, elle sait que sa beauté qui fut splendide va bientôt peu à peu se faner. Que restera-t-il après cela, après cette confession qu'elle va enfermer secrètement ? Qui découvrira ce carnet ? Son mari aujourd'hui grabataire ? Qui d'autre en sera ému, révolté ? Elle n'a pas d'enfants, elle n'a plus d'amis... Elle met son âme à nu peut-être pour la première fois de sa vie...
Elle n'a rien de sympathique cette sulfureuse comtesse Livia et pourtant on voudrait percer son secret, pas uniquement celui qu'elle s'apprête à enfermer à triple tour dans son secrétaire, mais celui qui se cache dans les eaux insondables de son coeur.
En toile de fond, nous voyons un morceau de cette Italie des privilèges trembler un peu, fuir comme une débâcle, devant Garibaldi et son armée insurrectionnelle qui approche... Tout est dit en quelques phrases : la désillusion d'une passion comme un feu de paille, l'agonie d'un empire qui vacille...
"Mi sono alzato
O bella ciao, bella ciao, bella ciao, ciao, ciao
Questa mattina mi sono alzato
E ho trovato l'invasor."
Ce petit roman de
Camillo Boito, écrit en 1883, est un véritable bijou de cruauté, qui sous-tend une trame mélodramatique puissante. On pourrait craindre la bluette romantique, au milieu des gondoles à Venise, mais les carnets roses ne sont pas toujours de longs fleuves tranquilles, il faut se méfier de leur sérénité apparente, des pages s'ouvrent comme les eaux paisibles d'une lagune et brusquement les tréfonds obscurs surprennent celui qui tentait d'en admirer les reflets...
Un récit concis d'une intensité prodigieuse !
Je ne connaissais pas cet auteur,
Camillo Boito ; à la faveur de cette lecture j'ai découvert qu'il était architecte, frère du librettiste de Verdi. Pour les passionnés de cinéma, sachez que Visconti adapta cette histoire sur le grand écran en 1953.
Découvert à la faveur d'une location estivale à Paris cette semaine... le propriétaire de l'appartement avait laissé quelques livres à disposition sur une étagère. Celui-ci est venu vers moi...