Lorsque Papier Machine accepte la mission ambitieuse de procéder à l'évaluation du plan quinquennal pour le développement de la lecture "Hors champ", entre 2012 et 2018, d'un réseau de bibliothèques belges, l'on aurait pu s'attendre à un résultat aussi aride qu'édifiant. Et pourtant outre la pertinence du propos, l'impertinence des auteurs ainsi que leur bienveillance manifeste parviennent à donner a cette étude une forme inventive, décomplexante et surtout drolatique. Ils attaquent d'emblée en admettant que le concept même de "lecture publique" semble désormais parfois vidé de sens, ce qui ne simplifie la tâche de personne !
Cette évaluation somme toute très sérieuse, réalisée à partir d'observations de terrain, d'analyses et de recherches, contient aussi de vrais morceaux de bibliothécaires (entretiens et rencontres sont, on le devine sous le propos parfois parodique, partie prenante de la réflexion). le tout donne une réflexion globale et dynamique, truffée d'arguments contradictoires et qui explicite le difficile équilibre à trouver entre partisans de la chapelle ou ceux du hall de gare. Car l'essor des tiers lieux requestionne de fait le positionnement des bibliothèques. L'ouvrage est divisé en plusieurs entrées, il peut se grappiller ou être parcouru comme un livre dont on est le héros.
Entre la "théorie de la bretelle", qui aborde l'ajustement permanent propre aux réseaux de lecture publique, et celle de la "lasagne-lecture", ce texte questionne également les notions de catalogue, de gratuité, d'accessibilité et les éléments d'évaluation (comme les indicateurs "miettes" ou "silence et bruissement des feuilles")... Ce livre est au final une prouesse technique et graphique, qui prouve que l'on peut être professionnel sans se prendre au sérieux, faire oeuvre d'évaluation sans grande leçon ni faux-semblant, tout en relativisant sans minimiser, par l'humour, toutes les grands défis que pose le monde contemporain au petit monde des bibliothèques et à ses acteurs.
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La loterie, communément appelée loterie politique, entraine des migrations budgétaires et la transformation des paysages idéologiques. La fluctuation des vents qui en découle ne permet pas toujours à celles et ceux qui en dépendent de tenir leurs engagements, ni d'offrir un service public de qualité, ni de garantir le bienêtre au travail des employé-e-s communaux-les. [...]
Les conséquences climatiques les plus connues de la loterie sont liées à l’essoufflement et à la fonte des effectifs. (p. 51)
La quille est un monstre chrono-sécateur qui prend possession du temps de chaque membre du personnel de bibliothèque, le morcelle et le redistribue. Instable, il agit tantôt aux ordres de ces mêmes membres, tantôt à ceux des pouvoirs ordonnateurs ou aux forces diaboliques de l'univers. Maladies, formations, réductions budgétaires, agitation, congés maternité, divorces, travail le dimanche, accidents, il ne recule devant aucun moyen pour segmenter le temps, déplacer les uns, replacer les autres, remplacer les unes, débaucher les autres, dans une quête insatiable de dissolution de la durée et de la cohésion de groupe. Après le passage de la quille, les tâches sont segmentées et toute dynamique de projet ébranlée. (p. 75)
Le logiciel employé à Wamabi et celui utilisé par les autres bibliothèques de la province de Liège sont incompatible. L'île se produit et le catalogue de Wamabi se retrouve séparé des autres. Si bien que lorsque Renée, habitante de Liège et amoureuse du papier, se mit à chercher des informations à ce sujet dans le catalogue de la bibliothèque de quartier, la base de données ne lui dit pas que Malmedy disposait de fonds spécifiques sur la papeterie malmedienne. La chaîne était rompue et Renée mourut sans avoir eu accès aux ressources de Malmedy. (p. 47)
Trop longtemps la bibliothèque a tenté d'échapper à une définition fixe.
Trop longtemps la bibliothèque a rechigné devant les menottes qu'on tentait de lui faire enfiler.
Trop longtemps la bibliothèque s'est couchée de bonne heure.
Trop longtemps la bibliothèque a fait tourner la tête de celles et ceux qui y travaillaient.
Alors, pour épouser son physique de caméléon, ses manières de marmotte, sa croissance bipolaire, son éducation bâtarde, il fut décidé, un jour de janvier 2019, de créer un livre à son image. (p. 7)
Il fut un temps où les humains à l'intérieur d'un groupe, de par sa petite taille, pouvaient se comprendre d'un geste de doigt. Il fut un temps où, par le choix réduit des activités ("chasser", "manger", "ranger caverne", "lancer caillou", "arrêter de mordre mon bras"), un regard appuyé suffisait pour communiquer. On raconte alors que les bibliothécaires de ces temps reculés n'avaient qu'à pisser sur le feu pour signifier "tout le monde dehors, la rupestrothèque est fermée". (p. 69)