« L'émerveillement, c'est de renouer concrètement avec l'oubli. Retrouver un adulte là où j'avais laissé un enfant, et le même paysage, inchangé. Cette part de mon temps que je pensais "passée" et dont je m'aperçois aujourd'hui qu'elle était la trame même de mon actualité. Et alors, c'est une confirmation : la plus haute conscience du réel passe aussi par le chemin de l'oubli. Les expériences extrêmes, celles que l'on a portées en effigie sa vie durant, on les a parfois vécues dans un sommeil. Trop puissantes pour nos courtes personnes, trop amples, c'est dans un autre temps, lors d'un réveil aléatoire, que peut-être elles exhaleront leur suc. Ce suc : la précieuse sensation de ce nouveau voyage.
Et finalement, le miracle c'est de retrouver ce que je ne savais pas avoir perdu. c'est de retrouver tout "comme au premier jour". Tout est intact, non par rapport à une image d'autrefois que le temps aurait lessivée et dont il ne resterait que le filigrane automatique, mais comme la virginité dont on parlerait à propos d'une femme dont le mariage n'aurait jamais été consommé. (p.62) »
«
Face à ce qui se dérobe », c'est à ce titre d'
Henri Michaux, et à ce qu'il désigne de la volatilité de notre perception, que
Paule du Bouchet fait plusieurs fois référence dans ce nouveau récit, un retour dans les Andes qui nous fait partager, avec la plus sensible des poésies et une vraie réflexion sur la relation entre notre mémoire et notre identité, ses émotions face à la résurgence de l'oublié et au passage du temps.
A la fin de l'année 1974, l'écrivaine est partie, avec son compagnon d'alors, dans un village d'Indiens quechua (qui, vivant bien à l'écart sur les hauteurs de l'Altiplano péruvien, ne l'attendait pas), pour y vivre pendant quelques mois. Revenue en Europe, séparée très vite de son ami, ce séjour à l'écart de tout est devenu rapidement comme une parenthèse exceptionnelle dans son existence, comme un moment isolé, sans écho avec le reste de sa vie.
Contemplant avec leur auteur, quelque quarante-deux ans plus tard, des photos prises dans cette même communauté d'Hampatura par Jean-Patrick, un photographe que le couple avait aidé à s'installer dans le village juste avant leur départ, devenu depuis un ami, elle conçoit avec lui l'idée d'un nouveau voyage. Mais ce n'est que trois ans plus tard, alors qu'en rangeant sa bibliothèque elle tombe sur une feuille de lettre pliée dans laquelle le fils de ses hôtes indiens lui rappelait sa promesse de leur rapporter des « mariposas » (pas des papillons, mais des hameçons, selon le beau nom métaphorique donné à ces ustensiles par les quechuas du coin…) lors d'un prochain séjour, que ce projet prend brusquement un caractère d'urgence. Et les deux amis de prendre, en juin 2019, leurs billets pour Lima « comme on se jette d'un promontoire trop haut »…
Au village, Paule tombe dans les bras de son filleul, ce Juan de Dios, dont elle était devenue la « madrina » en lui coupant les cheveux lorsqu'il avait neuf ans. Rien n'est plus pareil, quand les chemins sont devenus plus carrossables et que la tôle a remplacé les herbes de la chaume sur les toits, quand beaucoup des femmes et des hommes d'alors ont disparu aussi, et pourtant, tout demeure, ou mieux tout ressurgi, envahissant avec une puissance sauvage le coeur et l'esprit. Paysages « à couper le souffle », senteurs et goûts (jusqu'à ceux de ces « chuños » et « morayas », préparations dont
Paule du Bouchet n'aime ni la saveur ni la consistance, mais qu'elle s'oblige parfois à manger !), travaux quotidiens et fêtes rituelles…, la conscience navigue entre un « avant » (que l'auteure se garde de juger comme « mieux ») et le présent, montrant comment l'expérience actuelle est irriguée sans cesse par ce lien au passé oublié. Jusque dans l'harmonie des
moments partagés :
« Ce rire d'autrefois. Quand nous ne comprenions pas ce que l'on nous disait, il y avait ces éclats de rire. Ce n'étaient pas des rires moqueurs, jamais. J'avais mis plusieurs semaines à rire avec eux, avec elles plutôt, les femmes, qui ne parlaient pas du tout l'espagnol et avec qui je n'avais, a priori, aucun moyen de communiquer. J'avais fini par avoir des amies de rire, de travail des mains, d'épluchage de patates, de filage de laine. D'entraide, de portage d'eau, de dons minuscules et essentiels. Des amies sans langue commune. Sinon ce rire d'avant les mots. » (p.74)
Et oui, lecteur, on finit par se sentir bien, comme sur le même banc, avec ces « amies de rire, de travail des mains, d'épluchages de patates, de filage de laine », comme étonné d'être invité à partager cette joie des retrouvailles avec le si radicalement autre, mais aussi, peut-être, avec son propre moi, réveillé… Et l'on ressort émerveillé de ce court, mais si dense, récit, avec une belle envie d'aller soi-même affronter ces cimes éthérées du monde ou de retrouver, pour s'y plonger, les eaux de sa propre mémoire !