L'Empire byzantin et l'Empire perse furent tous deux submergés par l'islam dans les premières décennies du VIIe siècle, mais sur un point au moins leur sort fut bien différent. Si les armées byzantines subirent d'écrasantes défaites et durent ceder aux Arabes de vastes provinces, l'Asie mineure resta grecque et chrétienne, et, malgré plusieurs assauts, Constantinople, la capitale impériale, demeura inviolée derrière ses hautes murailles et ses digues. Bien qu'affaibli et diminué, l'Empire byzantin survécut encore sept cent ans, sa langue, sa culture et ses institutions continuant à se développer à leur propre rythme. Et lorsque le dernier bastion de cet empire grec chrétien s'effondra, en 1453, il existait un monde chrétien auquel les Byzantins purent léguer leur histoire et le souvenir de leurs traditions.
Tout autre fut le destin de la Perse. Non seulement ses provinces éloignées, mais sa capitale et l’ensemble de son territoire furent conquis et incorporés dans le nouvel empire arabo-musulman. Les notables byzantins installés en Syrie et en Egypte purent trouver refuge à Byzance; en revanche, les zoroastriens de Perse n'eurent pas d'autres choix que de se soumettre ou de s'enfuir dans le seul pays disposé à les recevoir, l'Inde. Au cours des premiers siècles de la domination musulmane en Iran, l'ancienne langue perse et son écriture tombèrent peu à peu dans l'oubli, sauf au sein d'une petite minorité en constante diminution. Sous l'effet de la conquête, même la langue se transforma, un peu comme l'anglo-saxon finit par devenir l'anglais. Ce n'est qu'à une époque relativement récente que les historiens ont commencé à exhumer des textes en vieux perse, explorant ainsi l'histoire préislamique de l'Iran.
On a souvent comparé le heurt entre l'Islam Ottoman et l'Europe chrétienne à celui, plus récent, entre le monde libre et l'Union soviétique. Ce rapprochement n'est pas dénué de fondement. Dans les deux cas, l'Occident était menacé par un état activiste aux visées expansionnistes, armé des deux attributs impériaux que sont la soif de puissance et le sentiment d'accomplir une mission, auxquels, venaient s'ajouter la croyance dogmatique en un combat perpétuel et une victoire inéluctable. Mais on aurait tort de pousser la comparaison trop loin. Dans le premier cas, l'exaltation et le dogmatisme existaient dans les deux camps, avec toutefois une plus grande tolérance du côté turc. Au XVe et au XVIe siècle, le déplacement des réfugiés, de ceux qui, selon l'expression de Lénine, "Votent avec leurs pieds", se faisait d'ouest en est et non comme aujourd'hui d'est en ouest. Le cas des juifs expulsés d'Espagne en 1492 et trouvant refuge en Turquie est bien connu, mais il est loin d'être unique. Quantité de chrétiens dissidents persécutés par l'Eglise officielle dans leur pays trouvèrent une terre d'accueil dans l'Empire Ottoman.
Dans son "Appel à la prière contre les Turcs" Martin Luther lançait cette mise en garde: écrasés par la cupidité des princes, des seigneurs et des bourgeois, les pauvres risquent de préférer vivre sous les Turcs que sous des chrétiens aussi indignes. Même les défenseurs de l'ordre établi ne cachait pas leur admiration pour l'efficacité militaire et politique de l'Empire ottoman alors à son apogée. Une bonne partie de l'immense littérature européenne consacrée au péril turc rend hommage aux mérites de son système politique et souligne la sagesse qu'il y aurait à s'en inspirer.
Encore au XIXème siècle, les voyageurs européens dans les Balkans s'émerveillaient de trouver des paysans satisfaits de leur sort, lequel était souvent bien meilleur que dans l’Europe chrétienne. Le contraste était encore plus frappant au XVeme et au XVIeme siècle, époque où l'Europe était ravagée par de grandes révoltes paysannes. Même l'enrôlement de force de jeunes chrétiens, dénoncé avec tant de vigueur, n'était pas dénué d'avantages. Grâce au devshirme, le plus humble des villageois pouvait se hisser jusqu'au plus hautes fonctions de l'Etat.
L'historien spécialiste de l'Empire ottoman Olivier Bouquet présente son passionnant ouvrage à paraître le 4 février : https://www.lesbelleslettres.com/livre/9782251452432/vie-et-mort-dun-grand-vizir.
Voici une biographie d'un genre nouveau. Vie et mort : elles prennent sens l'une par l'autre. Elles s'éclairent par le croisement de trois axes narratifs : le dernier mois de la vie du pacha, entre sa révocation et son exécution ; ses deux années passées dans l'enfer de la Sublime Porte ; ses trois décennies au service du sultan. Jeune scribe, chef de bureau, haut dignitaire, fondateur d'oeuvres pies, Halil Hamid s'élève dans la hiérarchie impériale. Mais provincial d'Anatolie, Stambouliote de vie et de carrière, père de six enfants, chef de maison, familier des soufis et ami des lettrés, il est un homme de son temps et un Ottoman en situation.
Ce n'est pas seulement un grand vizir qui trouve ici sa biographie : c'est l'Empire ottoman du XVIIIe siècle. Sur l'architecture des résidences et le détail des biens, sur la diversité des meubles et la préciosité des tissus, sur la splendeur des armes et des bijoux, le lecteur trouvera dans ce livre la richesse de descriptions détaillées, servies par un ensemble de 382 illustrations.
Il pourra aussi comprendre les projections néo-ottomanes à l'oeuvre dans la Turquie d'aujourd'hui à la lumière du passé impérial. Un passé d'autant plus fantasmé qu'il est peu connu.
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