Un livre que j'ai beaucoup aimé, très bien écrit et intéressant. Certains passages m'ont beaucoup fait rire. Une très belle découverte.
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Le péché
Samedi 4 juin 1938, un matin de clair soleil. J'ai presque dix ans et c'est le jour de ma communion solennelle. Costume bleu, brassard blanc, peigné, brossé, ciré, impeccable, et le visage innocent d'un premier communiant. Soudain, je me lève sous l'oeil ahuri de la bonne soeur à cornette qui nous surveille et je cours vers le fond de l'église, ou l'abbé Thibierge guide la foule des entrants. Je m'approche et le tire par la manche :
- Monsieur l'abbé, monsieur l'abbé, j'ai quelque chose à vous dire!
Il se penche vers moi son visage frais rasé.
- Voyons! Henri, ce n'est pas le moment! Va rejoindre ta place!
- Je ne peux pas communier, mon père, dis-je gravement. J'ai commis un péché ce matin!
Le jeune vicaire abandonne le couple auquel il s'adressait et se tourne brusquement vers moi.
- Comment cela, tu ne peux pas communier? Tu es le premier du catéchisme, c'est toi qui dois lire la profession de foi "Je renonce à Satan, à ses pompes, à ses oeuvres...".
- Je sais bien, dis-je en soupirant. Mais je ne peux pas communier, si je ne me suis pas confessé avant!
Il m'entraîne derrière un pilier. Il est tout près de moi, je sens son odeur d'eau de Cologne, son col romain est éblouissant de blancheur, son visage impatient malgré sa bonté ordinaire.
- Bon, dis-moi vite quel est ton péché!
- Vous me donnerez l'absolution pour mon péché?
- Mais oui, Henri, fait-il, agacé.
- Non! dis-je fermement. Il faut que ce soit dans le confessionnal, sinon ça ne vaut rien!
- Mais puisque je te dis...
Il remarque mon visage têtu. Je n'en démordrai pas, je veux un vraie confession. Il m'entraîne au fond de l'église, s'installe, fait coulisser la paroi qui sépare le pécheur du prêtre.
- Récite seulement le début du Confiteor, et dis-moi ton péché!
Je prononce lentement les mots rituels : "Je confesse à Dieu tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre, à..."
Je l'entends qui soupire derrière la cloison :
- Henri, dis-moi ton péché!
- Voilà, monsieur l'abbé, fais-je presque timidement. Ce matin, je me suis lavé les dents et j'ai avalé de l'eau en me rinçant la bouche!
- De l'eau? fait-il, ahuri.
- Oui, dis-je, mais il y avait peut-être un peu de dentifrice avec...
- Et alors? questionne l'abbé, de plus en plus stupéfait...
- Mais voyons, je ne suis plus à jeun, monsieur l'abbé! Je ne peux pas communier!
...
Quand j'entre dans l'église ce matin-là, je suis encore un touriste innocent et un peu désinvolte. Pipo marche à mes côtés, nous avançons dans la nef centrale, regardant, le nez en l'air, les statues des douze apôtres sur les colonnes, la haute voûte (réalisée en gothique de l'Escaut!)... J'oblique sur la droite, Pipo est resté en contemplation devant la chaire, qui présente de belles sculptures rococo. Je pénètre dans la niche de l'autel latéral un peu sombre et me trouve face à face avec La Madone et l'Enfant de Michel-Ange. Là, en une seconde, je perds conscience, foudroyé. Cela se passait il y a plus de cinquante années, et je ressens, aussi vive, l'extase insupportable dans laquelle je tombais.
Je suis chrétien. La foi de mes ancêtres m'a chevillé l'âme. Mais depuis une vingtaine d'années, j'ai beaucoup étudié, pratiqué, écrit sur le zen. Parfois l'on me demande si les deux spiritualités font bon ménage. Je pose la question autrement : qu'est-ce que le zen apporte à ma foi chrétienne?
Je mêle Dieu à ma vie quotidienne, sans plus de façons.
J'ai Dieu en poche, avec mon mouchoir, mon porte-monnaie et mes clefs, j'ai une étoile dans mon gousset.