Black Cherry Blues

– Y a un groupe de fanatiques ou je ne sais pas quoi qui ne veulent pas qu’on coupe les arbres, alors ils enfoncent au marteau, bien profond dans l’épaisseur des troncs, des pointes ou des clous de rail de chemin de fer. Alors y a un bûcheron qui s’amène avec sa McCullough et c’est tout juste s’y ne s’arrache pas la figure avec. Mais je n’ai pas de compte à régler avec ces gens-là. À chacun son truc, pas vrai ?

– La Star Drilling Company, la Compagnie de Forage Star, m’a envoyé avec deux autres démarcheurs jusqu’au Montana. Sur le versant est des Rocheuses, ce qu’ils appellent là-bas le Front Est. De grosses réserves de gaz en sous-sol, fils. Un pays vierge. Et y s’agit de centaines de millions de dollars. Excepté qu’y a un petit problème avec un certain nombre de zones sauvages et la réserve indienne pied noir.
» Mais ça, ça ne me concerne pas. Je ne suis qu’un démarcheur qui loue des terrains pour une société, t’es d’accord ? Faire joujou avec le Service des eaux et forêts et ces salopards de givrés qui cloutent les arbres…
– Ils font quoi ?

La mulâtresse âgée que j’avais engagée pour veiller sur Alafair se trouvait dans la cour latérale, en train de découvrir mes clapiers des bâches de vinyle qui les protégeaient. Elle avait la peau cuivrée comme une pièce d’un penny et des yeux couleur turquoise, comme nombre de Nègres de Louisiane du Sud avec du sang français dans les veines.

Je traversai en grondant le pont-mobile métallique et suivis le chemin de terre qui longeait le bayou au sud de la ville, là où je tenais un ponton de pêche et vivais en compagnie d’une fillette de six ans, réfugiée originaire du Salvador, du nom d’Alafair, dans la vieille maison que mon père avait bâtie de bois de cyprès et de chêne pendant la Dépression.

– Tu es toujours flic ? demanda-t-il.
– Je suis propriétaire d’une entreprise de location de bateaux et d’appâts pour la pêche au sud de New Iberia. Je suis arrivé ici hier soir pour récupérer un équipement de réfrigération et j’ai été coincé par l’orage.
Il hocha la tête. Nous restâmes silencieux l’un et l’autre.
– Est-ce que tu joues ici, Dixie ? dis-je.
Erreur.
– Non, je ne fais plus ça, c’est fini. Je n’ai jamais vraiment réussi à remonter la pente après les ennuis que j’ai eus au Texas.

– Dave, je n’arrive pas à le croire, dit-il avec un large sourire. Je t’ai vu il y a dix ou douze ans à La Nouvelle-Orléans. Tu étais flic.

Puis nous avions lu et entendu d’autres histoires à son sujet : ses quatre ou cinq mariages ratés, la mort de l’un de ses enfants dans un incendie, un accident de voiture avec délit de fuite et conduite en état d’ivresse au Texas qui l’avait expédié au pénitencier de Huntsville.

Il avait appris la musique à l’église baptiste, mais dans sa petite bourgade, vergers de pacaniers et champs de coton, il avait aussi connu plus que sa part de douleurs et de souffrances car elles étaient là, toujours présentes, dans tout ce qu’il chantait, sans avoir été fabriquées pour l’artifice de l’instant.

Il avait été l’une des plus grosses vedettes aux tout débuts du rock’n’roll. Mais il avait pour lui ce petit quelque chose en plus que les autres n’avaient pas. C’était un vrai de vrai, un chanteur de blues blanc, sincère et franc du collier

– Seigneur Tout-Puissant ! dit-il. Dave Robicheaux. Que je sois pendu !

Voix et visage surgis du passé, un passé qui n’était pas seulement le mien, mais celui de toute une époque. Dixie Lee Pugh, le bizuth qui avait été mon compagnon de chambrée à l’Institut de Louisiane du Sud-Ouest en 1956 : un môme de la cambrousse, d’une ville sur la rivière au nord de Baton Rouge, à l’accent plus Mississippi que Louisiane, qui avait foiré son premier semestre et s’était fait virer avant de partir pour Memphis et y enregistrer deux disques, dans ce même studio où Carl Perkins, Johnny Cash et Elvis avaient débuté leur carrière.