Le Livre du Mois de mai 2023
Un livre : deux volumes
C'est un roman historique dans la tradition, avec cependant une pointe d'ésotérisme, puisqu'on y côtoie des femmes louves.
Le seigneur y est cruel, ivre de pouvoir, à la limite de la folie. C'est lui le méchant de l'histoire, celui qui sème le tourment et la désolation.
Face à lui l'héroïne, sa descendance, d'autres femmes et des mal aimés, tous unis pour défier l''autorité de ce seigneur et de cette société patriarcale et oppressante.
La vengeance est le fil rouge, mission qui se transmet de génération en génération et nous tient en haleine tout au long de ces deux volumes.
C'est avec beaucoup d'empathie que l'on accompagne ces courageuses femmes jusqu'au dénouement final.
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Tout cela occupa l’esprit du seigneur de Vollore quelque temps ; jusqu’à ce que son œil accroche une silhouette fine et gracieuse qui, de l’autre côté de la fenêtre, dans la cour, distribuait au venant des graisses aux volailles. Un pincement aigu s’immisça dans le creux de ses reins.
– Qui est-ce ? demanda-t-il à brûle-pourpoint au métayer, coupant une phrase emplie de chiffres qu’il ne retint pas.
Armand Leterrier suivit du regard celui de son maître et, fier de son intérêt soudain, répondit sans malice :
– Mon aînée, Isabeau.
– Pardieu mon ami, s’exclama François dont la prunelle s’orna d’un éclair sauvage, elle est bien jolie et délicate. Comment se fait-il que je ne l’aie point vue auparavant ?
– Vous l’avez vue sans doute, messire, mais elle a bigrement changé depuis votre dernière visite. À quinze ans, elle est tout le portrait de sa défunte mère et se comporte comme une vraie dame. Mais elle ne sera bientôt plus de ma maisonnée, puisque je la marie vendredi en quinze au Benoît, le fils du coustelleur 3 de la Grimardie.
– Tu la maries, dis-tu. Sans mon autorisation ?...
Le ton s’était fait sec. Armand se mit à bafouiller en tordant le bonnet qu’il avait posé sur ses genoux au début de l’entretien.
– Que nenni, messire, que nenni ! C’est votre défunt père qui avait béni les fiançailles de ces jouvenceaux voici deux ans et fixé la date des épousailles. J’ignorais qu’il me faudrait votre consentement de surcroît.
– Celui de mon père suffit, s’apaisa François sans pouvoir se détourner des courbes douces d’Isabeau que soulignait une robe d’un sobre vert amande. Mais tu ne voudrais point déplaire à ton seigneur, métayer ?
– Non pour sûr, messire ! Nous ne manquons de rien sur vos terres et je ne saurais me plaindre. Fort au contraire, vous louer me siérait bien, s’empressa Armand, trop heureux d’avoir évité le courroux de Chazeron.
À ces mots, le seigneur de Vollore consentit à détacher son regard de la croisée et le planta dans celui du pauvre hère soudain moins rassuré. Il détacha de sa ceinture une bourse de cuir et fit choir deux pièces d’argent sur la table devant laquelle ils conversaient. Armand roula des yeux ronds tandis qu’elles se stabilisaient entre eux dans un tintement prometteur.
– Tu en feras usage pour ces tourtereaux, mon ami. Prends ! Allons ! Prends, insista François l’œil vicieux.
Armand hésita un instant, puis, incapable de résister, s’empara des écus et s’empourpra.
– Votre Seigneurie est bien bonne pour ces enfants.
– C’est pourquoi je veux être remercié par la gentillesse de ta fille, métayer ! Je l’attendrai au château de Montguerlhe sitôt la cérémonie achevée. J’entends pour ce prix qu’elle soit encore pucelle, cela va sans dire, acheva François, cynique, nullement ému par le visage décomposé d’Armand qui retournait les pièces entre ses doigts comme si elles le brûlaient soudain.
– Oubliez cette enfant, seigneur François, ou de grands malheurs s’abattront sur vos terres, chuchota derrière lui une voix usée.
François de Chazeron se retourna, furieux, et avisa une vieille femme qui, se fondant au noir de l’âtre dans sesvêtements de veuve, n’avait pas attiré son attention lorsqu’il avait pénétré dans la cuisine.
– Qui es-tu pour oser t’élever contre les désirs de ton maître ? gronda François sans aucun respect pour les mains ridées croisées sur un tricot inachevé.
– C’est ma belle-mère, messire, intervint Armand comme pour l’excuser. Il ne faut pas s’inquiéter de ses dires...
– Tais-toi, fils ! Oublies-tu ce que tu me dois ?
L’espace d’une seconde la voix s’était faite grave. Armand tremblait, autant du pouvoir de l’aïeule que du regard noir de son seigneur.
– Je suis Amélie Pigerolles, fille de la Turleteuche, dite la Turleteuche moi-même, prononça l’aïeule comme un défi.
François de Chazeron tiqua. La Turleteuche, cette sorcière que des notables avaient assassinée en 1464, quinze ans avant sa naissance. Si le coupable avait été puni d’un pèlerinage à Saint-Claude auquel il avait apporté un cierge de quatre livres, la malédiction de la malheureuse l’avait rattrapé quelques semaines plus tard. Il était mort le visage boursouflé dans d’atroces souffrances. Plus d’une fois dans son enfance François en avait entendu le récit. Il haïssait les sorcières. Il haïssait ceux qui s’opposaient à lui. Il s’obligea pourtant à radoucir son ton.
Désignant la forme avachie à même la terre battue, le prévôt constata, apitoyé :
– C’est le cinquième...
– Je sais compter, Huc ! coupa sèchement François de Chazeron en écartant du pied le linceul qui masquait pudiquement le cadavre.
– Un loup, de toute évidence, conclut-il.
Huc de la Faye ne discuta pas. Le corps lacéré de coups de griffes, dont le regard vitreux avait gardé l’horreur, parlait de lui-même. Pourtant, il était perplexe. Aucun loup, il en avait la certitude, n’aurait pu franchir les murets érigés en toute hâte depuis la précédente agression, trois mois auparavant.
– Le connaît-on ? interrogea Chazeron.
– C’est un frère exorciste venu de Clermont, répondit Guillaume de Montboissier. Nous lui avions demandé d’enquêter sur ces crimes, mais il n’a, semble-t-il, guère eu plus de chance que son prédécesseur.
François de Chazeron toisa le regard gris de l’abbé du Moutier sans l’infléchir pour autant.
– Vraiment ? ironisa-t-il, un sourire léger flottant sur ses lèvres minces.
Huc de la Faye s’interposa :
– Vous ne pouvez ignorer la rumeur, messire. Elle s’est nourrie de ces étrangetés, et j’avoue être moi-même perplexe. Pourquoi uniquement des prêtres et chaque fois lorsque la lune est pleine ? J’avais compté sur ces murailles pour museler ces superstitions, elles ne font, par leur inefficacité, que les renforcer.
– Simple coïncidence, trancha François de Chazeron, visiblement agacé.
– Troublantes cependant, vous ne pouvez le nier, renchérit Guillaume.
– Allons, l’abbé, soyons sérieux...
– Regardez cet homme, messire de Chazeron, ordonna Guillaume en tendant le doigt vers le visage bouffi du défunt, regardez et dites-moi si les traits de cet être voué à chasser les démons n’indiquent pas la plus grande des frayeurs, celle d’avoir croisé Satan cette nuit !
François de Chazeron s’attarda non sur le visage qu’on lui désignait avec insistance mais sur le poing fermé du cadavre. Une enjambée lui suffit pour l’atteindre et forcer les doigts à s’ouvrir. Ce qu’il découvrit lui arracha un cri de stupeur. Dans le creux de cette main aux ongles maculés de sang caillé, des poils de loup gris se mélangeaient à de fins et longs cheveux bruns.
Dès le lendemain, elle s’en alla trouver Benoît, son promis qu’elle aimait d’amour tendre. Il s’activait à émoudre des couteaux au rouet et fut bien aise d’apercevoir la silhouette d’Isabeau accompagnée de la Mirette, une chienne basse et brune. Lorsqu’il avisa son minois envahi de larmes jusqu’en le vert moussu des yeux, il l’entraîna à l’écart de ses comparses. Là, il reçut son aveu en tremblant. Il resta un moment silencieux, puis, reniflant une rage indomptée, il prit ses mains dans les siennes chaudes et rugueuses. Isabeau se sentit rassérénée, mais cela ne dura pas. Benoît inspira profondément, lutta un instant contre lui-même et lâcha, piteusement.
– Il faut nous soumettre, Isabeau.
Elle voulut se dégager, comme brûlée par ces paroles, mais Benoît resserra son étreinte et, malgré l’extrême pâleur de la jeune fille, poursuivit tristement :
– Tu connais l’usage autant que moi. C’est son droit, Isabeau ; le braver c’est la mort. Le braver, c’est la mort ! répéta-t-il comme pour se convaincre lui-même.
– Je préfère mourir, alors ! lâcha Isabeau d’une voix blanche. Il est vil et cruel, il me fait horreur, malgré sa prestance !
– Il est le maître, Isabeau. Nous lui appartenons quoi que nous fassions. Nous sommes ses manants. Je te ferai oublier ! Nos enfants te feront oublier !
– Nos enfants, Benoît ?
Isabeau planta son regard désespéré dans celui du coustelleur.
– Comment oublier si je devais porter et nourrir son bâtard ?
– Si tel était le cas, ta grand-mère le ferait partir, cet enfant du démon, siffla Benoît entre ses dents.
Isabeau éclata en sanglots, chercha une nouvelle fois à se dégager, mais Benoît l’attira contre lui.
– Je t’aime, Isabeau. Plus que tout au monde. Mais le braver c’est la mort ! La mort ! répéta-t-il encore.
Elle dut s'appuyer de tout son poids contre le mur après avoir refermé la lourde porte. Elle renversa la tête en arrière et planta ses doigts dans les joints creusés, le souffle court. A vingt-six ans, elle se sentait vieille déjà. SI lasse.
Non, la colère n'était pas la seule cause, comprit-elle. La Lune serait pleine cette nuit.
Des larmes lui piquèrent les yeux. Elle connaissait bien cette insidieuse douleur dans ses membres, cette haine bestiale qui l'envahissait peu à peu au fil des heures, jusqu'à la soif de sang dans sa bouche. Alors cela commencerait vraiment, par son ventre d'abord, qui se couvrirait de poils, puis ses pieds et ses mains. Ensuite elle aurait mal, mal à hurler tandis que son corps tout entier se vrillerait, s'étirerait, se modifierait jusqu'à n'avoir plus rien d'humain, sans pour autant lui faire oublier qui elle était et pourquoi.
Ce n’était pas à proprement parler de l’angoisse. Juste une oppression légère qu’il sentait descendre de sa poitrine jusqu’à ses mollets serrés contre les flancs de l’âne. Une de ces sensations qui vous tiennent parfois à la tombée de la nuit, lorsque la lune est ronde et pleine, voilée par intermittence d’une brume noire effilochée par la brise. L’impression que ces tours dont il distinguait la masse noire et imposante sur le roc, juste au bout du chemin, ne parviendraient pas à lui donner refuge.
Alors, pour chasser cet absurde et ridicule frisson, l’abbé Barnabé traça un signe de croix sur son mantel, abaissa son capuchon et posa avec détermination le poing sur le poignard d’argent qu’il portait à la ceinture.
Le Templier de l'ombre, tome 2 - Mireille Calmel