Cécile Campergue nous propose dans cette étude en six parties principales, une forme de suite à son précédent ouvrage «
Le Maître dans la diffusion et la transmission du Bouddhisme tibétain en France »* (paru en 2012), en une perspective plus précise en nos contrées.
5 années plus tard, le bilan paraît bien mitigé, pour ne pas dire alourdi d'une adéquation impossible sur une situation en satu quo.
En effet depuis la parution en 2017 de cet ouvrage les évènements n'ont fait que confirmer la “malaisance” qui sévit dans ces milieux, et aujourd'hui c'est loin d'être encore clôt !**
Nous avons bien sûr la lamentable fin de Sogyal Lakar autour de Lérab-Ling (qui n'est qu'à trois quart d'heure de notre domicile …) et la “perduration” d'une irréductible incompréhension de cultures sans doute, mais aussi de façon plus prosaïque, d'intérêts temporels divers et n'hésitons pas à le dire, de politiques d'État en exil.
La “spiritualité” a bon dos ! Encore faudrait-il s'entendre sur ce que cela recouvre … (nous développerons plus tard, sur la “critique” d'un autre livre,
Une boussole dans le brouillard -
Gilles Farcet ) ; la “spiritualité” est de l'ordre de l'Humain depuis son origine ancestrale, la “religion” est de l'ordre d'une culture temporelle de cette humanité, s'en réclamant, souvent sans plus … !
Citant Rolf A. Stein, parlant du Tibet historique, lui préfère parler d'État ecclésiastique que d'État théocratique et sans doute à raison.
État ecclésiastique avec une “originalité” depuis le XIIe siècle, celle de “tülku” institutionnel de monachisme avec Dusoum Khyenpa, le premier Karmapa (1110-1193) ; pour situer en Europe c'est le début de la construction de la cathédrale Notre-Dame de Paris ... voilà en fait ce qui a “débarqué” quasiment en l'état brut dans nos contrées, un bon de huit siècles dans le passé et qui plus est d'une culture de l'autre bout du monde ! Il eut été à tout le moins de la plus élémentaire prudence d'agir avec circonspection ! Hélas la situation géopolitique du Tibet aux abois et un Occident en grands bouleversements qui avait du mal à se remettre entre l'abomination de l'après guerre 39/45 et la décolonisation, ont donné un amalgame des plus douteux ...
L'auteure nous donne un descriptif fort intéressant à ce sujet dans l'« Introduction Générale ».
Puis elle nous précise un point effectivement très “négligé” pour ne pas dire passé sous silence, et pour cause ! (mais à notre humble avis que très partiellement formulé, [p. 30]) ; la carence d'une partie fondamentale de la tradition du vajrayana, en particulier celle des chercheurs spirituels «sādhaka» ( tib. སྒྲུབ་པ་པོ། : sgrub pa po) sans attaches particulières(1), assez solitaires généralement, ce qui était fréquent dans le Tibet d'avant 1959. On peut dire à ce sujet que la politique globale des centres tels que nous les avons connus entre 1982 et 93, non seulement rendait la chose peut aisée, mais bien pire, ils s'y sont formellement opposé dans une véritable confiscation voire subversion, de la continuité des transmissions effectuées pas des maîtres “hors-classe” de cette époque au profit exclusif des “retraites” institutionnelles et autres “résidents de centres”. Ceci est très bien décrit page 222 ; la scission sociale arbitraire, artificielle, fratricide et funeste, s'est opérée dès la fin des années 80 début 90, concourant à l'isolement de ces lieux d'ailleurs non fréquentés par la diaspora tibétaine des laïques “non religieux” (p. 31) !
On peut donc dire effectivement qu'il s'agit là d'un “bouddhisme tibétain à la française”, car tronqué d'une part importante de ce qui en faisait le vif-argent dans son origine ! Factuellement donc très restreint dans son contenu et sa “qualité”, n'ayant finalement pas grand-chose à voir avec le Tibet historique … pour tout dire d'un intérêt spirituellement parlant, médiocre, comme d'autres religions trop souvent hélas, quand ce n'est pas pire !
Cela recouvre sans doute le terme employé page 32, de « bouddhisme “d'export” avec une dynamique missionnaire », une interprétation avec un caractère passablement aléatoire dans les déclarations des associations et activités (loi 1901 ou 1905) du droit associatif par les groupes religieux en question :
« Jane Ardley souligne que la démocratisation du GTE (Gouvernement Tibétain en Exil) avait pour but de plaire à la communauté internationale. Cette démocratisation n'a pas été initiée à la demande du peuple mais par
Le Dalaï-Lama, par le haut donc, ce qui rappelle la permanence d'une « opinion populaire conservatrice » selon les termes de
Patrick French. » (p. 59)
Le « disneyworld for the Western bourgeois » (p. 59/60) que certains intellectuels tibétains en exils (comme l'écrivain
Jamyang Norbu) égratignent souvent, est fort bien décrit dans les tenants et aboutissants.
En fait tout cela évoque plutôt l'entreprenariat d'entreprises religieuses, plutôt que des lieux de “spiritualités” à proprement parler.
C'est l'objet du troisième chapitre.
« Dans ce registre, bien des maîtres du bouddhisme tibétain ont adapté leur enseignement en incorporant des éléments non bouddhiques afin de mieux correspondre aux attentes de leur nouvel auditoire, quitte à proposer un enseignement de type New-Age. Dans leur rhétorique du bonheur, de la paix, de la responsabilité individuelle et de la liberté, ils participent pleinement au capitalisme néolibéral, qui, même s'ils le critiquent parfois fortement, concourt à le faire perdurer. (p. 131) »
Nous ne nous étendrons pas trop sur les “sādhanā” d'Amitabha (ou Eupamé) et états de consciences intermédiaires divers afférents du troisième chapitre, cependant il doit être quand même bien clair que ce sont de puissants moyens de modifications des perceptions et que en avoir le dépôt demande une maturité dans la pratique, une stabilité de tempérament aguerrie et un lien de confiance profond avec le détenteur de cette dynamique, faute de quoi cela peut être une source de perturbations importantes.
Quant aux allégations citées concernant Sogyal Lakar : « Malgré ses prouesses technologiques, la société moderne occidentale ne possède aucune compréhension réelle de ce qu'est la mort, ni de ce qui se passe pendant et après celle-ci », nous lui souhaitons d'avoir fait “un bon voyage” … le départ a été semble-t-il tourmenté !
D'ailleurs C. Campergue pointe du doigt le discours dysfonctionnel entretenu sur les rapports de la tradition en question avec le monde des sciences, incompatible dans sa cosmologie et dont « la base expérimentale est restreinte, (la collaboration entre quelques scientifiques bouddhistes et des méditants dont M. Ricard), la confirmation est biaisée et le protocole peu rigoureux. (p. 136) »(2).
Est abordé dans le quatrième chapitre ce que l'on pourrait appeler de façon triviale, l'entrée en concurrence “sur le marché religieux lucratif des décès”, « comme une “spécialité” des lamas tibétains » (p. 150/51), ce qui n'a pas été très bien perçu dans les milieux concurrentiels du clergé séculier catholique, nous en avons été témoin en son temps et ce de façons particulièrement pénibles … !
Suit dans le champ des domaines investis également celui des milieux du végétarisme et autres végétaliens, alors que cela ne constitue pas particulièrement un élément doctrinal de ladite tradition. (p. 151/52)
En outre, comme il est stipulé p. 152, dans certaines pratique du vajrayana il existe des éléments d'offrande nécessaires en particulier boissons alcoolisées et protéines animales ; (pour d'autres “sādhanā”, c'est l'inverse, il ne doit pas y en avoir … et l'on ne doit pas en avoir consommé précédemment).
le cinquième chapitre aborde la très délicate (et souvent controversée, à raison sans doute !) relation de maître et disciple dans un système institutionnel traditionnel, celui des “tülkus” spécifique au Tibet. Nous ne nous attarderons pas sur le sujet, nous bornant à signaler l'excellente biographie de
Elijah Ary***
Dans « Tibétains et Occidentaux : Allégeance, Concurrence et Pragmatisme » nous est dépeint une situation fort peu ragoûtante de la situation dans nombre de ces endroits ; la prudence est recommandé !
Vient la “tarte à la crème” du fameux “samaya” ; c'est quoi cette histoire … ? Dans « Le Chemin de la Grande Perfection » de Dza Patrul (édit. Padmakara juin 1987, . 441) : “dam tshig” ( དམ་ (dam) ཚིག། (tshig) est la relation particulière et personnelle entre un sādhaka postulant et un aîné (Dorje Lopön) qui a parachevé la sādhanā et lui transmet l'autorisation, l'introduction à une pratique de méditation particulière dans le Vajrayana ici, dans lequel les deux parties prenantes s'engagent à mener à terme l'objectif dans un engagement de précieuse fidélité réciproque, qui au final est une loyauté envers soi-même et notre propre nature de “l'indivision souffle-esprit”(ཪླུང་སེམས། lung-sem) qui doit s'épanouir.
Pour plus de détails sur les types et degrés d'importance des “samayas” ainsi que leurs régénérescences nécessaires, on pourra consulter avantageusement le «
Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme », pages 476/479 (3). En outre, et c'est du bon sens, c'est au fils des années voire d'une existence que l'on peut avoir une idée de la vie de ces liens précieux en nous-même dans leurs “qualités” et développements.
De tout ce confusionnisme résultent des centres en crise plus ou moins avérés et grave (sans doute pas tous heureusement !), mais par ailleurs bien implantés en bâtiments et propriétés ; rapports de l'un à l'autre ?
La « moralité douteuse » en question … « les bouddhistes diffèrent peu des autres personnes en général et le fait qu'ils ne souscrivent pas à toutes les doctrines normatives du bouddhisme est une indication de leur similarité avec les autres. » (p. 219). C. Campergue souligne ce fait de bon sens là aussi qui s'est heurté à une image d'Épinal du Tibet historique, et de sa vie traditionnelle, et de poursuivre : « la représentation dominante des Occidentaux à l'égard des lamas (notamment Tibétains mais aussi Occidentaux) est celle d'un sage, un être éveillé aux qualités surnaturelles (omniscience, clairvoyance, etc.). Faure rappelle que la majorité des clercs en Asie est plus préoccupée par des perspectives mondaines qu'extra-mondaines, en quoi les Tibétains seraient-ils ontologiquement différent ? »
Il y a là un aspect dysfonctionnel dans la relation qui mériterait en soi un approfondissement, entre une perception d'idéalité fantasmée et l'incapacité d'appréhender le factuel sur ces “malentendus culturels”, aboutissant au déni pathologique de part et d'autre.
Dans le sixième et dernier chapitre sont abordés les enjeux du “lamaïsme” hiératique tibétain institutionnel. L'auteure nous précise avec pertinence p. 235 que : « La place des Occidentaux dans certaines affaires tibétaines est loin d'être négligeable et elle a même pu contribuer à accentuer certaines rivalités religieuses et/ou politiques, renforçant ainsi le phénomène, déjà présent, de sectarisme des écoles dirigées par un ou plusieurs maîtres. », et que finalement il est reproché au
Dalaï-Lama son oecuménisme, ce qui était le cas également de maîtres anciens tel que le 1er Kalù R. (Randjung Kunkhyab) Khyabbjé
Dilgo Khyentsé,
Lama Thoubten Yéshé, trois personnages incontournables dans l'établissement de la tradition du Vajrayana en Occident dans les années 70/80, d'ailleurs le terme de “converti(e)s”(4) est de ce point de vue dans le contexte de l'époque non seulement inexact, mais abusif dans le sens où il scinderait dans une appartenance communautariste à tendance sectaire, ce qui est le cas en effet ici depuis !
Il est souligné également : « ...le bouddhisme tibétain est pleinement entré dans l'économie capitaliste, c'est un élément à prendre en compte pour comprendre certaines évolutions majeures car cette économie convient tout à fait au développement mondial des différentes lignées. Même si bien des lamas critiquent la modernité occidentale, le capitalisme libéral et le matérialisme, ils profitent entièrement de ces caractéristiques... », nous ajouterons effectivement que début des années 90 l'orientation politico-financière hiératique du Tibet en exil, a tourné le dos dans l'ensemble à certains anciens et premiers maîtres venus en Europe, et en France particulièrement.
Cet excellent travail de thèse de C. Campergue se conclue sur des questionnements devant des attitudes et comportements pour le moins curieux, quand ce n'est pas franchement contradictoires : « Chez les convertis au bouddhisme tibétain, les discours et pratiques mêlent bien des contradictions (absence de dogme affirmé et soumission au maître, déritualisation et participation aux rituels liturgiques quotidiens, rationalisation des enseignements/bouddhisme comme “science de l'esprit” et croyances et pratiques aux divinités protectrices, etc.). Il n'est pas rare d'entendre des fidèles critiquer leur religion d'origine (la religion catholique essentiellement, jugée trop rigide, dogmatique, ritualiste, autoritaire) et de les voir se soumettre à l'autorité des lamas (même s'ils ne sont pas leurs maîtres ...) ! » (p. 277/78)
« Les lamas, ces virtuoses du religieux, sont les détenteurs des biens de salut, ce qui les isole … » (p. 273) , ce qui recèle un danger très réel faute d'être bien au fait de la situation, ce en quoi nous pouvons avoir de la gratitude pour le sérieux des travaux de l'auteure.
«
Le tantrisme tibétain en France » semble être le compte rendu d'une pléthore de navires plus ou moins à la dérive sur “l'océan du Grand-Rien”, avec ses inévitables échouages quand ce ne sont pas des naufrages !
བཀྲ་ཤིས་ (tashi) ཤོག། (shog) ou Mangalam ...
([Cela] puisse t-il être favorable !)
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* https://www.babelio.com/livres/Campergue-Le-maitre-dans-la-diffusion-et-la-transmission-du-/644762/critiques/648122
** https://www.sudouest.fr/dordogne/saint-leon-sur-vezere/bouddhisme-en-dordogne-un-lama-vise-par-une-enquete-pour-viol-et-agressions-sexuelles-3622123.php
(nous avons en notre possessions des documents pour l'heure encore confidentiels à ce sujet et affligeants, mais sans surprises pour nous qui avions déjà “signalé” en personne été 1985 et hiver 87 aux hautes autorités tibétaines compétentes de passage en ces lieux, la malfaisance de certains personnages en charge de “responsabilités” de l'endroit …)
(1) — chercheur spirituel (sādhaka, tib. སྒྲུབ་པ་པོ། : sgrub pa po/[phonétique] droub pa po) pratiquant de “sādhanā”(cheminement, quête spirituelle) ; stipulés clairement dans « La huitième stance des Commentaires sur Tārā » du stotra-tantra (de Vajra-Haya/aśva XXX [rdo rje rta mchog]), de ses 21 aspects.
En Inde c'était (et c'est sans doute encore le cas aujourd'hui) le fait de pratiquants plus ou moins solitaires du vajrayana.
(2) — propos assez pédant, nos disciplines scientifiques avancent :
http://versautrechose.fr/blog3/2022/05/la-vision-limpide-le-sens-profond/
*** https://www.babelio.com/livres/Ary-Tulkou--Autobiographie-dun-lama-reincarne-en-Occ/1104872/critiques/2905558
(3) — https://www.babelio.com/auteur/
Philippe-Cornu/142721/citations/2721224
https://www.babelio.com/auteur/
Philippe-Cornu/142721/citations/2721225
(4) A propos de la « conversion »
Au sens essentiel du terme, la “conversion” n'est pas une démarche consistant à embrasser une religion, mais un retournement intime, un phénomène de redistribution énergétique, pour ainsi dire. p. 100 dans :
«
Une boussole dans le brouillard »,
Gilles Farcet - Éditions du Relié © 2019
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