On voit, dans ce travail de Cavaillès, un profond besoin : celui d'instaurer le logique à même la science, à même le travail de la science. La théorie de la science, qui supplante une vision étriquée de la logique, a alors un intérêt pour le logique même : la logique ne sera pas tautologique, elle assumera une différenciation, un caractère profondément dialectique. Par là, il n'est pas à craindre l'interdépendance de l'acte et du sens : la science se développe d'un seul mouvement à travers une série de formes diverses. Cavaillès ira jusqu'à affirmer le caractère nécessairement appliqué de la connaissance mathématique elle-même, qui s'exprime en physique. Qu'est-ce alors la mathématique formelle si ce n'est la logique elle-même ? Et à Cavaillès de rejeter une philosophie de la conscience transcendantale : la doctrine de la science repose sur le concept, non pas en ce sens que la doctrine de la science reposerait sur une formalité vide que l'on se contenterait de poser, mais en ce sens que la conscience elle-même est toujours dans l'immédiat de l'idée.
L'ambition théorique se retrouve dans le style même de l'auteur : épais, en ce sens qu'il en dit beaucoup en peu de mots, sans jamais sombrer dans la confusion, son texte suppose des connaissances et des intuitions préalables, parce que l'on se situe ici à même le mouvement qu'il décrit. Désarçonnant, ce sont pourtant des évidences qu'il prétend montrer.
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Le corps d'une théorie est une certaine homogénéité opératoire que décrit la présentation axiomatique - mais lorsqu'elle emporte l'infini, l'itération et les complications fournissent des résultats et un système intelligible de contenus impossibles à dominer et une nécessité interne l'oblige à se dépasser par un élargissement, d'ailleurs imprévisible et qui n'apparaît élargissement qu'après coup. Il n'y a pas plus de juxtaposition que de fixation initiale, c'est le corps entier des mathématiques qui se développe d'un seul mouvement à travers étapes et sous formes diverses, c'est lui également qui tout entier, y compris artifices techniques, accomplit ou non la même fonction de connaissance. La connaissance, si la mathématique en procure, ne peut être que déduction.
D'où à toute étape la distinction entre matière, la singularité origine, et forme, le sens actuel. D'où, en projetant dans l'absolu, une distinction qui se ferait d'un bout à l'autre de l'enchaînement général, comme une faille continue à travers les nœuds des distinctions particulières. Imagination favorisée par le langage, conséquence aussi parfois d'une ontologie. On en voit l'illégitimité puisqu'elle méconnaît ce qu'elle généralise, le moteur du passage nécessairement pro- gressif de l'acte à son sens : il n'y a pas de sens sans acte, pas de nouvel acte sans le sens qui l'engendre.
Le terme de conscience ne comporte pas d'univocité d'application - pas plus que la chose, d'unité isolable. Il n'y a pas une conscience génératrice de ses produits, ou simplement immanente à eux, mais elle est chaque fois dans l'immédiat de l'idée, perdue en elle et se perdant avec elle et ne se liant avec d'autres consciences (ce qu'on serait tenté d'appeler d'autres moments de la conscience) que par les liens internes des idées auxquelles celles-ci appartiennent. Le progrès est matériel ou entre essences singulières, son moteur l'exigence de dépassement de chacune d'elles. Ce n'est pas une philosophie de la conscience mais une philosophie du concept qui peut donner une doctrine de la science. La nécessité génératrice n'est pas celle d'une activité, mais d'une dialectique.
Hors des applications, il n'y a pas de connaissance mathématique : la mathématique consciente de sa signification originelle, c'est-à-dire de ce qu'elle est authentiquement, se scinde en deux: la mathématique appliquée qui est physique, la mathématique formelle qui est logique.
Une théorie de la science ne peut être que la théorie de l'unité de la science.
Hommage de Pierre-Yves Canu à Jean Cavaillès.