J'ai lu le Voyage quand j'avais 20 ans et je viens de le relire 35 ans plus tard... Bon, ce n'est pas les mêmes sensations... A 20 ans, j'avais reçu un uppercut en pleine poire. D'ailleurs, pendant un bout de temps je n'ai rien pu lire d'autres que du Céline ou des livres se rapportant à cet auteur. C'est un peu comme les plats trop épicés. Toute nourriture qui suit paraît fade et insipide.
Il y a bien sûr
le style. Non, Céline n'écrit pas " argot " ou " populaire ". Ce n'est pas seulement une transposition de l'oralité du petit peuple. Céline écrit d'abord du Céline... Il est l'inventeur d'une musique à part qui casse tout les codes stylistiques du roman en vigueur au début du XX ème siècle. C'est l'anti-
Proust par excellence (qui soit dit en passant se prend une volée de bois vert dans un fameux passage du Voyage).
Prenons une page au hasard. " Autour de nos salles réservées venaient trotter les vieillards de l'hospice d'à côté en bonds inutiles et disjoints. " Voila, tout est dit. Céline, c'est une musique mais je dirais que c'est avant tout du
cinéma en Technicolor. " En bonds inutiles et disjoints " : on les voit bien les vieillards, clopin-clopant, se mouvoir par à-coups erratiques.
Je peux comprendre qu'au bout de 600 pages, cette prose chargée commence à fatiguer. Céline ne peut pas décrire " simplement " les choses. Probablement parce que le but de Céline n'est pas de décrire les choses. Dans sa correspondance ou ses interviews c'est le même tintouin. Il n'y a guère que quelques
lettres à sa fille ou l'un de ses petits-enfants où il écrit comme le commun des mortels.
Prenons un autre passage. Comment retranscrire la nature agressive de la Bragamance, colonie africaine dans laquelle vient s'échouer, Bardamu, le héros du livre ? " du soleil, cela est sûr, il y en avait, toujours le même, comme si on vous ouvrait une large chaudière toujours en pleine figure et puis, en dessous, encore du soleil et ces arbres insensés, et des allées encore, ces façons laitues épanouis comme des chênes et ces sortes de pissenlits dont il suffirait de trois ou quatre pour faire un beau marronnier ordinaire de chez nous. " Chez Céline, tout est démesure.
Que raconte le Voyage ? Avant tout l'expérience de la
guerre, la Grande. Céline ne décrit pas les grandes boucheries des plaines des Flandres.
On est loin également des faits héroïques mis en image par l'Illustré National... Rien de tout ça. Ce qu'il évoque c'est d'abord la peur. La peur de mourir et l'absurdité de la
guerre. " Aussi loin que je cherchais dans ma mémoire, je ne leur avais rien fait aux Allemands. J'avais toujours été bien aimable et bien poli avec eux. " On a souvent dit que le Voyage était un roman pacifiste. Je ne trouve pas. C'est d'abord l'évocation de la bêtise humaine dans toute son étendue. C'est à l'aune de l'expérience traumatisante de la Grande
guerre que l'auteur nous conte les expériences de Bardamu en Afrique puis aux États-Unis et pour finir à La Garenne-Rancy en banlieue parisienne.
On dit aussi que Céline ne montre que la noirceur de l'humanité. Certes, le Voyage, ce n'est pas de la littérature feel good... Déprimé et anxieux s'abstenir ! Mais ce n'est pas que ça. L'Homme n'est pas que bête et minable. Il est surtout un pantin exploité par des forces qui le dépassent : les forces du pouvoir (on l'envoie se faire trouer sur des champs de bataille) et celles de l'argent (on l'exploite dans les usines Ford pour trois francs six sous). Mais rien n'est simple avec Céline. Il vomit sur le capitalisme et le bourgeois dans ses romans. Cependant, dans une lettre au critique d'art
Elie Faure, voici ce qu'il écrit au sujet du prolétariat : " le malheur en tout ceci c'est qu'il n'y a pas de " peuple " au sens touchant où vous l'entendez, il n'y a que des exploiteurs et des exploités, et chaque exploité ne demande qu'à devenir exploiteur. [...] le prolétaire est un bourgeois qui n'a pas réussi. Rien de plus. Rien de moins. "
Alors qu'est ce qui reste dans ce jeu de massacre ? L'injustice de la maladie, celle qui touche les enfants, comme Bébert par exemple, le fils de la concierge, qui se fane sans protester. Alcide, personne altruiste, qui trime au fin fond de l'Afrique pour envoyer de l'argent à sa petite nièce orpheline. " Évidemment Alcide évoluait dans le sublime à son aise et pour ainsi dire familièrement, il tutoyait les anges, ce garçon, et il n'avait l'air de rien."
Molly, bien sûr, l'amoureuse américaine généreuse en argent et en amour.
Et dans un certain sens la mère Henrouille, septuagénaire pleine de vitalité, qui refuse catégoriquement de mourir.
Manifestement, au bout de la nuit célinienne, tout n'est pas noir.