Si tu jettes une pierre à travers la vitre d'un pub, tu blesses deux poètes et trois musiciens, dit le proverbe irlandais.
"Y a-t-il une vie avant la mort ?", demandait une inscription noire sur un mur de Falls Road.
— Sais-tu tenir un secret ? m'a alors dit Tyrone Meehan.
Il a écrasé sa cigarette et m'a regardé en face. Il avait un autre regard que devant son lac noir, juste avant ma casquette. Il m'a dit qu'il n'y avait pas de guerre propre. Que je ne savais rien de la guerre. Rien. Il m'a dit que l'IRA tuait parce qu'il le fallait. Il m'a demandé ce que je savais des ordres de l'IRA. De sa stratégie. Il m'a dit que, si seize enfants catholiques étaient tués demain par les troupes britanniques dans le ghetto d'Ardoyne, pourquoi pas une bombe en réplique dans une école de Londres ? Hein ? Pourquoi pas ? Et sans aucun avertissement, exprès, pour un maximum de victimes. Qu'est ce que je connaissais de tout cela ? Il m'a demandé si je savais que lui-même, Tyrone Meehan, était prêt à ce geste de mort si l'ordre lui en était donné ? Est-ce que je savais qu'il le ferait, lui-même, en récitant les noms des seize enfants tombés ? Est-ce que je me doutais seulement de cette violence ? Alors non. S'il te plait, m'a-t-il dit. La guerre est sale. Sale. Ne parle jamais de guerre propre. N'en parle jamais, ni ici ni nulle part ailleurs, parce que demain, peut-être, nous te ferons mentir. J'ai regardé Tyrone. Il a allumé une cigarette et m'a fait un signe de l'oeil. Son regard d'ami. Et puis il s'est tourné vers la fenêtre en observant la pluie. Cela faisait deux ans qu'il trahissait les siens.
Il s’appelait Pierre mais se disait Pêr. Il était breton. Il venait de Plouarzel, qu’il écrivait Plouarzhel. Il enseignait l’anglais. Il détestait l’Angleterre parce qu’il aimait l’Irlande.
Je ne respirais pas. J'avais la bouche en liège. Le ventre en caverne. Ma tête battait. La neige avait cessé. La rue ne murmurait plus rien. J'étais assis, mains entre les cuisses. J'avais froid. Jamais je n'ai eu aussi froid. La lumière éteinte. J'étais mon ombre, dos voûté, tête basse, bouche ouverte. Je sentais mon coeur. J'étais sans souffle. J'ai posé les coudes sur l'établi. J'ai pris ma tête entre les mains.
Sheila avait fait un ragoût de mouton. Un jour, il y a longtemps, elle m’avait dit que je ne devais jamais compter les pommes de terre en remplissant mon assiette. Que depuis la Grande Famine, les compter portait malheur. Qu’il fallait en manger, et en manger encore sans penser à demain
J'ai regardé autour de moi. Pas de drapeau irlandais, plus une affiche républicaine. Pas d'hymne national pour finir la soirée. Rien. C'est donc ça, la paix? On oublie tout? Bobby? Connolly? Tous les autres? On met son manteau et on rentre à la maison?
Tu parles ! Qui est l'Irlande, ici ? Je ne vois pas. Juste un luthier tête basse, avec du vernis au bout des doigts, qui marche pressé vers la gare. Juste un homme, fait de trois fois rien, qui demande au courage de lui tendre la main.
Ma vie d'homme tranquille, quitté par sa femme il y a cinq ans parce qu'elle rêvait tout autrement. Parce qu'elle était vive et drôle, parce qu'elle parlait, parce qu'elle dansait, parce qu'elle était brune, parce qu'elle trouvait tout trop étroit chez moi, tout trop terne et trop gris. Parce qu'un archet de pernambouc ne disait rien sous ses doigts. Parce que voilà, pourquoi.
J'ai décidé que la Guinness serait mon eau de vie. J'ai eu du mal d'abord. Cette amertume, ce goût de lourd, de terre et brûlé. L'onctueux de sa crème, la pinte interminable.