La Sculpture à Paris

Dans ce livre, qui propose un regard vaste sur la création sculptée de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, la place de Rodin est évidemment primordiale. Mais elle est très différente de ce que l'on a l'habitude de considérer : l'art du « maître » sert ici de tremplin à une relecture des codes de la représentation sculptée au tournant de 1910. La conclusion s'intitule du reste : « Réévaluer la place de Rodin », proposition qui est un des buts de l'auteur, but audacieusement outrepassé, car c'est finalement le rejet de Rodin qui est en jeu dans ces lignes. L'ouvrage s'offre ainsi comme une suite très originale et très stimulante de l'exposition « Oublier Rodin ? » qui eut lieu au musée d'Orsay en 2009 et dont Catherine Chevillot était le commissaire.

Les sculpteurs les plus célèbres y figurent en bonne place : l'art de Bourdelle, Brancusi, Maillol, ou Picasso fait l'objet de longs développements. Mais on apprend aussi à connaître des sculpteurs moins connus et tout aussi importants, venus de toute l'Europe travailler à Paris, comme Élie Nadelman, Wilhelm Lehmbruck ou Otto Gutfreund. Catherine Chevillot propose en effet une vision totalement renouvelée de la scène artistique parisienne d'avant-guerre, sans voir ces années à travers le prisme si galvaudé de « l'avant-garde » ou de la « modernité », notions dont elle propose pourtant des définitions très neuves. Dans ce panorama, les années 1910 sont envisagées comme un pivot et même comme le temps d'une rupture, capable d'expliquer les voies apparemment contradictoires empruntées par les créateurs après 1918, celles dites du « retour à l'ordre » ou même de « l'Art déco ».

Cet essai est ainsi une autre pierre apportée à des recherches récentes dans le domaine de la peinture et des arts décoratifs, qui font de l'aube des années 1910 un tournant, très riche en « possibles » artistiques. Or ces possibilités ne se résument pas seulement au choix de styles, tels que le cubisme et le primitivisme par exemple, ou bien à des préférences iconographiques, telles que l'abstraction et la figuration. L'auteur démontre avec brio que la sculpture s'émancipe alors totalement des problématiques de la peinture à la faveur de plusieurs courants de pensée, notamment du nietzschéisme et du bergsonisme, qui marquèrent de leur empreinte toute l'intelligentsia parisienne. Catherine Chevillot recompose de cette façon les groupes de sculpteurs selon leurs affinités intellectuelles et particulièrement selon leur relation à l'espace et au temps, questions fondamentales pour un art en trois dimensions, destiné à exprimer l'essence du mouvement, de la vitesse et de la vie par la seule structuration de la matière inerte. Elle prouve que les pratiques d'atelier sont finalement moins déterminantes que des postulats philosophiques communs et une compréhension nouvelle du modèle antique. En ce sens, ce livre est certainement l'aboutissement de l'exposition « Oublier Rodin », mais pas l'épilogue : comme la sculpture des années 1905-1914, lui aussi est riche en « possibles » et obligera désormais à regarder autrement l'art du début du XXe siècle.

Par Christine Gouzi, critique parue dans L'Objet d'Art 535, juin 2017