Datant de 1966, la conférence de
Noam Chomsky, à l'origine du livre, s'attaque au potentiel de nuisance d'un bon nombre d'intellectuels américains proches du pouvoir. Chomsky constate en effet que ces diverses personnalités sont, le plus souvent, tristement solidaires des intérêts de la classe dirigeante qu'ils sont supposés conseiller. Incapables d'élargir les vues du politique, ils restent au contraire largement inféodés à ses petites logiques internes.
Se fondant sur des faits d'actualité, la conférence associe à la dénonciation de circonstance (en pleine guerre du Vietnam) un appel plus décontextualisé à ce que devrait être
la responsabilité des intellectuels. Par intellectuels, Chomsky entend, des personnalités jouissant de "privilèges qui leur ouvrent des possibilités inaccessibles au commun des mortels", et qui en font malheureusement l'usage le plus étroit.
Le texte se concentre notamment sur les questions de politique étrangère, sur la motivation impérialiste de cette classe, sur ses ingérences problématiques dans les affaires du monde, et sur leurs relais dans l'information. En effet, c'est souvent par suite de "conseils avisés" que la classe dirigeante américaine fera de certains pans de l'Histoire mondiale des quasi-champs de ruines. Par ailleurs, auprès du public, on constate que ces personnes font moins souvent figure de passeurs du vrai, d'éclaireurs utiles, que de pures cautions intellectuelles des propagandes étatiques. À la soumission opportuniste au politique s'ajoute une tendance peu regardante à l'endoctrinement de la population. Une double et lourde faute, dont, à l'échelle des siècles, on n'a pas fini de quantifier les méfaits.
Le texte de Chomsky est ressorti pour le 50e anniversaire du texte, en 2017 dans sa version américaine. L'auteur encadre sa conférence éponyme publiée en 1967 par un avant-propos et une préface rédigés au moment de la réédition, et par une consistante partie 2, "User de ses privilèges pour défier l'Etat", qui prolonge la thématique centrale.
Pétri de lucidité critique, le texte de
Noam Chomsky s'attache en particulier à décortiquer les discours officiels. Chomsky relève les hypocrisies, les mensonges avérés, mensonges qui n'hésitent pas à se fonder sur des clichés géopolitiques assez ahurissants. Il remarque qu'un nombre important d'intellectuels officiels pratiquent un art consommé de la lorgnette (tronquer l'information peut s'avérer très utile); de l'autojustification (morale, ou simplement pratique); ou de la résolution acrobatique de ses propres paradoxes.
Noam Chomsky pointe par exemple l'ingérence américaine lors du renversement du gouvernement démocratique (mais socialiste) de Salvador Allende au Chili, au profit du sympathique dictateur Pinochet, plus sensible aux intérêts de l'oncle Sam. Ce qui ne manque pas de piquant, venant d'un pays se présentant comme le chantre du monde libre.
Habiles en justification messianique, certains esprits n'hésitent pas à présenter les Etats-Unis comme le "traditionnel défenseur des droits et des faibles, des opprimés et seule puissance capable d'offrir aux pays "arriérés" le mode de développement approprié". La formule est éloquente à plus d'un titre: ouvertement méprisante, témoignant d'un patriotisme narcissique et mythomaniaque, elle vaut surtout son pesant d'hypocrisie.
Autre exemple encore: Chomsky constate que Ben Laden n'a pas été jugé, mais assassiné au sens strict (contrairement aux criminels nazis par exemple), semblant marquer un pas supplémentaire dans l'affirmation d'une politique internationale de non-droit. (Au passage, à titre de critique supplémentaire, Chomsky remarque que les Etats-Unis sont bel et bien tombés dans le "piège de Ben Laden". D'une part en considérant que la dette américaine a explosé depuis le 11 septembre, via la guerre en Irak, les coûts militaires exponentiels... Et aussi en tenant compte du chaos généré par les américains au Moyen-Orient, de l'islamisation radicale massive de la région, de la montée virulente de l'anti-américanisme... le calcul était déjà vicié à la base; le résultat est calamiteux.)
Outre les arguments moraux, un autre argument récurrent des discours impérialistes est que la classe dirigeante américaine pratique la "realpolitik". Les états-majors américains sont des pragmatiques, "adults in the room", garants de l'ordre sécuritaire mondial. Différence à faire, donc, avec les comportements hystériques, les traits d'humeur infantiles du camp d'en face.
Au crédit du livre, les analyses de
Noam Chomsky sont particulièrement éclairantes lorsqu'elles dénoncent les postures accompagnant certaines bévues géopolitiques spectaculaires. Mais, un premier reproche à leur faire: elles frisent parfois une justification ontologique de l'anti-américanisme. Notamment lorsqu'elles s'attachent, en un abrupt saut de paragraphe, aux complexes racines de l'état américain. Chomsky rappelle ainsi que les premiers développements de l'Amérique sont le fruit du massacre des amérindiens, massacre qui aura été la matrice d'une politique résolument impérialiste et expansioniste. Par ailleurs, l'exploitation esclavagiste des populations noires est présenté comme indissociable des débuts de la révolution industrielle. "Le coton fut le carburant des débuts de la révolution industrielle", et le capitalisme des origines, tel que porté par les Etats-Unis, a les mains pleines de sang. le souci, c'est que ce type de parallèle pourrait amener à essentialiser, désocialiser, décontextualiser l'analyse. L'argument du "ce n'est pas nouveau" peut faire supposer une longue généalogie de tares proprement américaines. On sort alors d'une critique de personnes ciblées, ou même d'une critique systémique. Il y aurait donc, dans la nation américaine, quelque chose d'intrinsèquement malade? D'intrinsèquement mauvais? On voit vite les horreurs auxquelles mène ce raccourci.
On pourrait se dire que Chomsky, dans de tels paragraphes, ne vaut guère mieux que les fieffés impérialistes xénophobes et racistes qu'il pourfend. Mais on aurait tort de trop se le dire.
Chomsky ne porte manifestement pas son pays dans son coeur. Il est radical lorsqu'il affirme que: "Dire des Etats-Unis qu'il est un Etat terroriste n'a rien d'exagéré." Il a en tête l'intervention guerrière au Vietnam, et il ne prend pas le mot "terroriste" à la légère.
L'argument qui suit s'entend, mais son absolutisme oblige à des pincettes:
"Le fait que les intellectuels conformistes, qui soutiennent les visées officielles et ignorent ou rationalisent les crimes officiels, reçoivent honneurs et privilèges, tandis que les intellectuels guidés par les valeurs sont sanctionnés, apparaît comme un invariant dans l'histoire. On en retrouve la trace aux époques les plus anciennes: depuis le philosophe accusé de corrompre la jeunesse d'Athènes et condamné à boire la ciguë jusqu'aux intellectuels accusés dans les années 1960 d'intervenir dans "l'endoctrinement de la jeunesse"..."
A considérer qu'il n'est pas tautologique (on remercie qui nous fait plaisir: c'est platement humain), l'énoncé est schématique, réducteur, et on a envie de faire varier cet invariant. On fera une réserve directe sur la rigueur : utiliser des exemples à l'appui ne vaut pas comme preuve, juste comme illustration. La formulation, dans la bouche de ce fin linguiste, a sa part de rhétorique.
Mais, à texte critique doit répondre une lecture critique. Chomsky assène ses arguments mais pour ouvrir le débat. Libre à nous de consulter ses ouvrages théoriques, de nous familiariser davantage avec sa pensée.
Il ressort de ce livre qu'il en va de la responsabilité positive des intellectuels d'un refus de se laisser corrompre; d'un devoir de se faire le messager du vrai, y compris quand ce vrai concerne la révélation de sa propre responsabilité dans le désordre du monde — la vérité laide, le miroir sincère et cru, que l'on jugera trop facilement déformant.
Merci à Agone et à Masse Critique pour la découverte de ce texte important.