Vivre en Australie, il y 3 siècles, entre condamnés anglais et Aborigènes locaux, n'a pas dû être de tout repos.
Pour faire de la place dans les prisons de sa Gracieuse Majesté, le gouvernement britannique avait, à partir de la 2ème moitié du XVIIIe siècle, trouvé une solution efficace : envoyer les détenus à l'autre bout du monde, où cette partie de l'Empire était de toute façon sous-peuplée et le travail de défrichement des terres énorme.
Dans la même logique, et dans un souci de prévoir des femmes blanches à des colons majoritairement masculins, en 1789, 237 femmes furent embarquées à bord du "Lady Julian" . Comme la plupart des femmes et filles avaient mené une vie plus ou moins 'publique', le navire fut surnommé "le bordel flottant". L'historienne anglaise (mais vivant en France),
Siân Rees, a, en 2002, publié de cette épopée pour le moins extraordinaire, un ouvrage minutieusement documenté sous le titre : "
Le bordel des mers : le singulier destin des exilées du Lady Julian".
Agnès Clancier a sûrement lu ce livre en écrivant son "
Port Jackson" de 2007. Dans quelle mesure elle en a été inspiré est évidemment une autre paire de manches.
Port Jackson est le port naturel de Sydney en Australie, à l'époque la Nouvelle-Hollande, où les premiers Européens se sont installés et où l'auteure elle-même a vécu. Depuis son premier ouvrage, "
Murs" en 2000, jusqu'à son dernier "
Une trace dans le ciel" - un hommage à l'aviatrice-résistante Maryse Bastié (1898-1952) - cette année-ci,
Agnès Clancier a publié 6 romans-récits et un recueil de poésies. Son avant-dernier ouvrage, "
Karina Sokolova", de 2014, se trouve dans ma bibliothèque avec un léger retard et dès lors pas encore lu.
Les Français ont eu la même bonne idée, mais plus tard et pas sur la même échelle, plutôt comme punition, comme en témoignent le sort du capitaine
Alfred Dreyfus à l'Île du Diable et celui d'
Henri Charrière, dit
Papillon, au bagne de Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane française.
Elizabeth Murray, née en 1765, est l'héroïne malchanceuse de cette histoire : son père meurt à sa naissance, sa mère, épuisée, 10 ans après. À 20 ans, elle est condamnée à la relégation à vie pour le vol d'un drap ! Parti de Portsmouth sur la côte sud d'Angleterre, le bateau arrive au bout d'un périple de 252 jours à destination, à Botany Bay. Pour Elizabeth, Carol la Rousse, Mary-Coquette et tant d'autres, la traversée a été un long cauchemar de puanteur, saleté, bruit, soif et peur. Et comme tout est relatif, elle peut s'estimer heureuse d'avoir survécu, ce qui n'a pas été le cas de tous les 965 voyageurs involontaires, parmi lesquels 18 enfants. Sans compter une vingtaine d'enfants nés sur l'océan.
Sur une bande de pub, l'éditeur Gallimard annonce "Naissance de l'Australie". C'est effectivement ce qu'
Agnès Clancier a superbement réussi à faire avec la pauvre Elizabeth comme guide. Dans la baie de Sidney, où il n'y a virtuellement rien, une ville doit être construite pour et par les colons. Grâce aux péripéties d'Elizabeth et ses compagnons ce qui risquait d'être une énumération ennuyeuse de faits, devient un récit captivant, ce que je considère une prouesse de la part de l'auteur, qui, par ailleurs, a visiblement profité de son séjour là-bas pour très bien se documenter.
La rencontre avec les Aborigènes nus, sales et primitifs est merveilleusement reconstituée. le gouverneur fraîchement nommé a dans son discours d'intronisation clairement fait comprendre qu'il s'agissait de faire des "natifs" des alliés et que "le plus petit larcin commis...sera puni de mort." Ce qui ne correspond guère aux rêves des marins et soldats, qui espèrent de glorieuses aventures avec les femmes locales, qu'ils comparent aux belles vahinés de la Polynésie française. Comme il y a 4 fois plus d'hommes que de femmes, le camp des femmes reçoit vite le surnom de "Sodome" et est le "théâtre de rixes incessantes". Il est vrai aussi que certaines femmes "à peine installées, y ont repris illico leur ancien commerce." le gouverneur, d'autre part, stimule la contraction de mariages en offrant un lopin de terre privé aux nouveaux époux.
Pour les lecteurs intéressés par la population originaire d'Australie, je conseille de
Marcia Langton l'ouvrage de base "
Aborigènes et peuples insulaires : Une histoire illustrée des premiers habitants de l'Australie" et de l'anthropologue-sociologue française,
Mathilde Annaud, "
Aborigènes, la loi du sexe : viols et orgies d'Australie ; ethnoarchéologie d'une sexualité disparue".
"
Port Jackson" a été pour moi une révélation et un coup de coeur. Comme l'Ulysse de Joachim du Bellay, je suis heureux de mon voyage à bord de cette oeuvre fascinante d'
Agnès Clancier !