Puisqu'il faut bien un moteur qui donne un sens à l'existence d'un album de bédé (nous reviendrons plus tard sur la pertinence de l'utilisation de ce terme avec le critique attitré d'
Ice Haven : Harry Naybors), ici se sera la résolution de la disparition mystérieuse de
David Goldberg qui met en émoi les habitants de
Ice Haven. La question serait de savoir si ceux-ci sont en émoi particulièrement après cet évènement ou s'ils le sont tout le temps, naturellement, parce qu'ils ressemblent à n'importe quel être humain bouleversé par les aléas de l'existence monotone ?
Ice Haven commence et se conclut donc avec les interventions du critique de bédé imaginé par
Daniel Clowes : Harry Naybors. Ses propos orientent tout de suite l'état d'esprit du lecteur : ici, il ne sera pas confronté à de la production de petite qualité. On peut en effet parler de la bédé (et surtout de celle pratiquée par
Daniel Clowes) en termes élogieux et lui donner de la gueule en la comparant à un « spectacle expérientiel » qui provoque un « schisme » dans les conceptions du lecteur.
« La « bédé » est-elle une forme d'expression valable ? J'ai bien peur que le jury n'ait pas encore rendu son verdict. D'aucuns considèrent la combinaison de deux formes pictographiques (à savoir les symboles dessinés et les caractères lettrés qui forment les « mots ») comme une impureté, alors que d'autres n'y voient pas d'inconvénient.
Cet embarras présumé mis à part, c'est peut-être dans ce schisme que réside ce qui confère à la « bédé » sa longévité en tant que forme d'expression essentielle : alors que la prose tend vers l' « intériorité » pure, prenant vie dans l'esprit du lecteur, et que le cinéma gravite vers l' « extériorité » du spectacle expérientiel, la « bédé », de par son mariage de l'intériorité du mot écrit et du caractère physique de l'image, reflète peut-être la véritable nature de la conscience humaine et la lutte entre la définition de soi et la réalité « matérielle ».
Mais trêve de bavardages nous en venons directement à l'histoire divisée en de multiples chapitres qui s'attardent, chacun à leur tour, sur un ou plusieurs personnages phares de
Ice Haven. le style du dessin ainsi que le ton qui convient à chaque personnage diffèrent à chaque fois. C'est parfois inégal : on peut très bien apprécier ou détester les spéculations métaphysiques du très jeune Charles, les émois amoureux de Vida, ou la brutalité du très bref passage de Rocky (habitant préhistorique de ce qui devint ensuite notre
Ice Haven bien connu). Mais si on aime le style de
Daniel Clowes, on sera forcément séduit par l'ambiance qui émane de la confrontation de tous ces points de vue. Si ceux-ci convergent parfois vers le mystère de la disparition de David, ils ne s'y arrêtent toutefois pas : dans l'existence de chacun, il se passe des choses bien plus importantes que ce fait divers inscrit en première page des journaux.
Comme à son habitude,
Daniel Clowes réussit brillamment à mettre en forme le caractère de personnalités égoïstes, frustrées, dont l'ambition déçue se transforme parfois en misanthropie aiguë, mais qui parviennent à retrouver un semblant d'harmonie lorsque le petit David réapparait finalement au milieu de ses congénères, aussi décontracté que s'il ne s'était rien passé.
Si la forme de cet album est originale (les histoires étaient initialement des suppléments de journaux publiées périodiquement), le fond ne diffère pas de ce que
Daniel Clowes a l'habitude de produire. Tristesse tiède et illuminations éphémères, on baigne dans une tiédeur inconfortable qui ne promet guère d'améliorations.
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