A partir de son expérience de réfugié, lorsqu'au début des années 90 il fuit la Yougoslavie en guerre, Velibor Čolić réalise un tour de force en nous livrant un récit à la fois tragique et très drôle.
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Manuel d'exil" couvre sept années d'errance, à travers la France (de Rennes à Strasbourg en passant par Paris) où il arrive en ayant "pour tout bagage trois mots de français – Jean, Paul et
Sartre", mais aussi à travers l'Europe, au cours desquelles l'auteur passe du statut de miséreux indésirable à celui d'écrivain pour lequel on éprouve un intérêt épisodique, parce qu'il est de bon ton de l'exhiber dans les salons comme témoin des derniers remous de l'histoire européenne.
Le récit est constitué d'épisodes représentatifs de cette expérience, par lesquels Velibor Čolić livre, davantage que des faits, ses sensations, ses réflexions sur les événements qu'il subis. Par ailleurs, il n'évoque guère son passé, et peine à se projeter dans un avenir incertain : le temps du réfugié, essentiellement préoccupé de sa survie à court terme, est celui d'un présent instable, qui semble voué à durer éternellement.
Englué dans cet impératif, c'est le découragement qui s'exprime le plus fréquemment, suscité par la précarité dans laquelle a glissé son existence... Les endroits sordides où l'on tente de grappiller quelques heures de sommeil, la malnutrition, la mauvaise hygiène, et par-dessus tout, la solitude et ce sentiment d'exclusion permanents... : à la fois invisible et terriblement gênant, le réfugié est un clochard qui doit de surcroît subir les difficultés liées à l'exil dans un pays dont il peine parfois à comprendre la langue.
"Tout en marchant je prie
John Fante et
Julio Cortázar, le grand
Baudelaire et l'immortel
Apollinaire ; je supplie la barbe de
Hemingway et le ventre
De Balzac,
L'insoutenable légèreté de l'être de
Kundera et L'ange de Sábato afin qu'ils me viennent en secours. Je serre en vain mes poings, je jure. Je n'ai pas les moyens de canaliser ma frustration grandissante. J'ai juste un orgueil stupide et inutile, une non-acceptation de mon sort, une rancoeur froide. Je suis crispé, effrayé devant ma nouvelle vie sans lendemain."
Ces moments sont pourtant ponctués de fulgurances d'espoir, que l'auteur entretient en insistant sur ses talents d'écrivain et de poète. A ce titre, il se considère comme supérieur à ses frères migrants, se persuade qu'il a, lui, quelque chose à apporter à sa nation d'accueil. Il tourne cette présomption à la dérision, en l'exagérant à dessein avec beaucoup d'humour.
Ses prétentions se heurtent d'ailleurs dès son arrivée en France à l'implacable pragmatisme de l'administration, dont la représentante qui le reçoit pour l'informer de ses droits lui annonce, lorsqu'il indique sur son formulaire d'identification qu'il vise le Goncourt : "Ici tu commences une nouvelle vie".
Pour autant, "
Manuel d'exil" n'est pas un récit triste. Velibor Čolić traverse toutes ces épreuves fort de deux armes dont il ne se départit jamais : l'humour et la littérature. C'est ainsi avec la verve et le sens de la dérision qu'on lui connait qu'il raconte les vexations, les mésaventures, mais aussi les rencontres avec d'autres ombres auxquelles il redonne vie et couleurs, ainsi que son acharnement, même dans le dénuement le plus total, à écrire...
"(...) je réalise que la littérature est une courageuse sentinelle, une sorte de papier de tournesol pour examiner le taux d'acidité et de folie dans ce bas monde".
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