Claude, enfant d'une mère abandonnique et d'un père inconnu, vit dans une cave où il trouve un piano de bastringue. L'instrument désaccordé se limite à 66 touches mais il contient un éclatant mystère. Claude rencontre un voisin taciturne, Weisfeld, qui lui découvre la Musique — la majuscule est ici de mise —, devient son père adoptif et le conduit aux sommets. Ainsi résumées, les 700 pages du livre ne sont pas déflorées et le mystère, celui du vécu de la musique, est en place.
Conroy est un musicien. Il connaît l'histoire, les techniques, les styles, la composition, l'écoute, la préparation olympique du jeu par les gammes et l'analyse des partitions, et il sait écrire sur la musique. Il dit page 474 : « Ne pensez-vous pas qu'il soit quasi impossible d'écrire directement sur la musique ? Elle ne se prête pas aux mots, je veux dire, tout ce que l'on peut faire, c'est tourner autour en quelque sorte ». Il replia le journal. « Je pourrais écrire des trucs techniques sur la structure de la Kreutzer, mais que pourrais-je dire sur sa signification ? Je ne crois pas qu'elle signifie vraiment quelque chose. Je crois qu'elle est, voilà tout ».
Modeste, Conroy. À la différence d'auteurs musiciens comme
Quignard, qui avoue « Je n'ai pas souhaité ici parler de musique, parler du coeur sans voix, du coeur muet et sonore », il se lance et nous emporte dans l'éclatant mystère : « Soudain, tandis que les lignes s'écoulaient, Claude perçut le contrôle exquis avec lequel Frédéricks libérait la musique dans l'air. C'était surnaturel. le piano sembla disparaître, seules les lignes emplirent la conscience de l'enfant, l'architecture de la musique éclairée dans ses moindres détails, l'annonce entière scellée, flottant, se repliant sur elle-même. Puis le silence. Claude souffrit devant une telle beauté. Il eût voulu quitter son corps, suivre la musique là où elle s'en était allée, dans l'hyperespace, quel qu'il fût, qui l'avait avalée ». Et ailleurs : « Ses mains voulaient jouer Bach, la petite fugue en sol mineur. Les trois premières notes — la note fondamentale, la quinte et la tierce mineure — semblèrent entièrement magiques. Dans leur simplicité, il entendit la signification de toute la pièce, et, de là, de la compréhension de la fugue, lui vint la conscience totale de toute la musique, comme si toute la musique était sous-entendue dans n'importe quelle petite parcelle de musique, comme si toutes les notes étaient contenues dans n'importe quelle note. La perception fut fugitive mais si intense qu'elle anéantit toute pensée relative à lui-même. La musique était là ! La musique était là depuis toujours, elle serait toujours là ! Elle était tellement plus vaste que la vie, tellement plus forte, tellement irrésistible, elle révélait si puissamment l'existence d'une sorte de paradis sur Terre, qu'elle balaya tout, devant elle. Il aperçut cela dans un flash. Une fraction de seconde ».
Conroy est aussi un romancier attentif au comportement des gens, à leurs relations, à leurs intuitions, à leurs automatismes. Il conduit Claude d'une enfance misérable à l'assurance — au moins sur le plan musical —, puis à l'âge adulte et à ses crises: mariage, deuil de la paternité, carrière, révélation des secrets. Il mélange un réalisme précis à un optimisme contagieux dans les domaines musical et amoureux, ce qui mérite à son livre le titre de «
Corps et âme ». Il clôt son roman quand Claude joue son premier concerto sur une note d'enthousiasme, au sens de transport divin : « Alors, d'un pas vif, Claude entra dans la lumière ».