Les Filles de noce attend déjà depuis un moment sur mes étagères, et pour moi Alain Corbin était l'historien de la féminité, de la virilité, de la prostitution, de la sexualité, du corps. Parmi les essayistes d'histoire culturelle, je le rangeais, en gros, dans la même catégorie que Georges Vigarello. Mais grâce à une critique de kuroineko, j'ai découvert un autre pan de son travail, qui concerne l'évolution des sensibilités.
Cette Histoire buissonnière de la pluie possède un avantage certain : elle est courte. Corrolaire : elle est très succincte, et ce d'autant que, sur une centaine de pages, elle en contient une trentaine présentant des extraits de textes d'écrivains, français pour la plupart. Un ou deux auraient à mon sens largement suffi. Par conséquent, c'est parfait si on dispose de très peu de temps et qu'on tente pour la première fois la lecture d'un essai d'histoire culturelle, mais réellement frustrant lorsqu'on n'en est pas à son premier, et qu'on connaît déjà un peu Pastoureau (la star française de l'histoire culturelle ^^), Vigarello, Perrot, pour ne nommer qu'eux. C'est également frustrant quand on a déjà eu l'occasion d'écouter Alain Corbin parler de ses travaux : on en attend plus !
De plus, un tel essai historique, c'est plein de promesses, tellement la pluie est un phénomène qui suscite des réactions négatives de la part d'une grande majorité de personnes en Occident, et ce encore en notre période de réchauffement climatique. Bref, les gens font la gueule quand il pleut, et s'en plaignent ouvertement, y compris à d'autres gens qui, comme moi, n'aiment pas le soleil : il est entendu que tout le monde déteste la pluie et adore le soleil - bizarrement, en pleine période de canicule, les discours changent, mais pour très peu de temps. La nature revient vite au galop et on a la mémoire très très courte (et après on se moque des poissons rouges...) J'avais donc très envie de comprendre comment on en était venu à assimiler la pluie à un phénomène naturel négatif, alors qu'il est tout aussi vital que le soleil.
Alors oui, on comprend quelques un des motifs de ce désamour qui sévit depuis fin XVIIIème - début XIXème, puisque c'est à cette époque qu'Alain Corbin situe un changement dans les sensibilités. On comprend que les aristocrates sont contrariés parce qu'ils planifient des sorties qui nécessitent qu'il fasse soleil, et que les bourgeois n'aiment pas se salir. du côté des paysans, on voit bien qu'elle peut être une bénédiction autant qu'un malheur, mais je doute que ça ait beaucoup changé au cours des siècles - je ne vois donc pas très bien ce qu'on apprend de ce côté-là... Côté littérature, Alain Corbin associe la pluie au spleen via Baudelaire, et curieusement dans un même élan, m'a-t-il semblé, à une humeur morose. Mais c'est là, il me semble, oublier de parler plus avant de la mélancolie, et donc de la dépression, qui fait fuir le soleil et la journée, et préférer le temps gris et la nuit.
De façon générale, je n'ai pas forcément trouvé très pertinent de consacrer toute une partie de l'essai à des ressentis personnels, essentiellement via des extraits de correspondances et autre littérature : on en tire difficilement des généralités sur l'évolution des sensibilités. Sans conteste, le chapitre très intéressant de ce livre, c'est pour moi celui qui porte sur la politique. La façon dont Louis-Philippe a a fait de ses sorties officielles sous la pluie un instrument de communication, le présentant comme le roi qui supporte vaillamment avec le peuple les mêmes désagréments, est proprement édifiante. le chapitre consacrée à la religion et les pratiques invocatoires n'est pas mal non plus ; mais deux ou trois chapitres réellement instructifs, c'est peu. Il manque de plus une bibliographie à la fin, ce qui m'étonne de la part d'un historien patenté.
Je pense que c'est un petit essai à prendre pour une petite pause culturelle qui ne force pas à réfléchir et détend. Mais même dans cette perspective, je pense qu'Alain Corbin aurait pu aller un peu loin. Il manque pas mal de points qui ne sont pas du tout abordés. Reste donc à s'attaquer plus sérieusement à l'ouvrage publié en 2013 que Corbin a dirigé, et qui s'intitule La pluie, le soleil et le vent : Une histoire de la sensibilité au temps qu'il fait.
Il m'est venu soudainement venu l'envie d'écouter Daft Punk en boucle (j'aime pas trop Daft Punk) pour écrire cette critique. Bizarre, uh uh.
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Un petit livre sur la pluie et l'évolution de son traitement dans la littérature.
Rien de révolutionnaire mais cela se lit bien. A la fin on trouve des extraits de classiques évoquant la pluie et c'est plaisant de (re)découvrir ces textes et la capacité de certains à décrire sur plusieurs pages la pluie.
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Le 12 juin 1813, alors que le roi quitte la cour de la préfecture, à Metz, la pluie commence de tomber. Il demande son manteau. On ne le trouve pas immédiatement. Voyant la garde nationale alignée, Louis-Philippe décide de la passer en revue. Un peu plus tard, la pluie redouble. Alors, écrit le roi à la reine Marie-Amélie, demeurée à Paris, "le piqueur me rejoignit avec mon manteau sur la place où, malgré cela, il y avait un monde énorme, je lui dis de le remporter. Je fis un geste qui marquait de l'emporter ; parce que les soldats n'ayant pas de manteau, je n'en voulais pas non plus ; l'intelligence française saisit ma pensée comme l'éclair et alors les cris de «Bravo le Roi !», «Vive le Roi !» retentirent. Cela se propagea tout au long du trajet."
Politique du mauvais temps, p.44
Nul mieux que Joubert n'a fait ressentir la manière dont la pluie rend le corps plus attentif, plus recueilli, plus sensible au bruits, aux nuances de couleur, à l'impression que lui font les objets. (p.15)
Paradoxalement, par les désagréments qu'elle suscite et surtout, par l'excitation qu'elle provoque, la pluie peut déboucher sur des plaisirs mondains. A sa façon, quand elle se fait extraordinaire, elle perturbe les codes, autorise les transgressions dans les comportements féminins. (p.31)
L'anthropologie a montré combien la pluie et ses excès faisaient événement, en notre monde subrepticement taraudé par le désir de catastrophe. [...] L'observation conduit à une survalorisation du moi de celui qui est témoin de ces précipitations extraordinaires. (p.67)
De la danse naît une donnée essentielle de l'histoire politique des intempéries au XIXè siècle: celle que constitue l'expérience partagée. Le fait d'être mouillé ensemble scelle l'union. [...] La pluie fonde une communauté de sentiments. (p.43)
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Et si au lieu de raconter l'histoire de ce que nous connaissons, nous faisions l'histoire de ce que nous ignorons ? Une histoire de l'ignorance, en somme. Croyez-moi, la tâche est immense et très importante !
« Terra Incognita. Une histoire de l'ignorance » d'Alain Corbin, c'est aux éditions Albin Michel.