Depuis la folie Harry Potter, difficile de retrouver une saga littéraire susceptible de susciter émerveillement, émotion et admiration. le Monde de Narnia, en dépit de son univers fascinant, a gentiment été oublié après des adaptations cinématographiques peu marquantes ; Hunger Games et Divergente ont convaincu les adolescentes à défaut de toucher tous les publics ; Cinquante Nuances de Grey, de son côté, a réussi l'exploit de consterner plusieurs générations de lecteurs, tant par sa qualité d'écriture proche du néant que par son récit régressif et dégradant. Alors que les anglophones semblent peu à peu perdre leur place de leaders dans le milieu de la littérature grand public, qui aurait cru que le nouveau phénomène se trouverait juste sous nos yeux, dans la plume merveilleuse d'une jeune Française ? À 38 ans,
Christelle Dabos semble comme tombée du ciel. Son goût pour l'écriture ne se réveille que tardivement, sa victoire au concours jeunesse Gallimard, en 2013, est une surprise pour nous comme pour elle, et rien ne la destinait à devenir un jour une écrivaine à succès. Pourtant, depuis maintenant plusieurs mois, c'est bel et bien son nom qui se trouve sur toutes les lèvres.
Inspirée par les oeuvres de
J.K. Rowling,
Philip Pullman (à l'origine de la trilogie À la croisée des mondes) et
Hayao Miyazaki,
Christelle Dabos baigne dans un imaginaire où se mêlent magie, noirceur et mystère. Au fil des trois tomes de la Passe-Miroir – Les Fiancés de l'hiver, Les Disparus du Clairedelune et La Mémoire de Babel –, l'auteure tisse avec passion et précision un univers complet et incroyablement riche. Dans un monde post-apocalyptique détruit par un Dieu énigmatique, la Terre a éclaté en plusieurs morceaux appelés « arches ». Chacune a son propre système politique, ses codes sociétaux, son climat et surtout son « esprit de famille », sorte de chef d'État suprême à la fois craint et respecté de tous. Que ce soit dans ses descriptions de la douce Anima, où règnent la verdure et la cohésion familiale, du Pôle, région glaciale qui renferme en son sein l'obscure et illusoire Citacielle, ou encore de Babel, aussi cosmopolite que tropicale,
Christelle Dabos, en parfaite architecte, parvient merveilleusement à retranscrire l'ambiance visuelle, sonore, voire même olfactive, de chacune de ces arches. Brillant par leur diversité, ces « bouts de monde » rappellent sans mal les différents continents de notre propre planète, dans toute leur beauté, leur exotisme et leurs divergences.
Ces trois arches, nous les découvrons sous le regard de l'héroïne Ophélie, une jeune « animiste » aux dons spéciaux. Maladroite et réservée, solitaire et vieillotte avant l'âge, bien plus cérébrale que physiquement remarquable, Ophélie détonne non seulement parmi sa famille, constituée de grandes femmes coquettes et élégantes, mais également parmi les héroïnes de romans que nous avons l'habitude de croiser. Avec elle, il n'est plus question de beauté, de force ou encore de pouvoir de séduction : avec ses boucles hirsutes, ses petites lunettes et ses vêtements démodés, la protagoniste traîne son corps comme un fardeau, se cogne à tous les coins de table et parle d'une voix fluette et peu assurée. Avec bienveillance et empathie,
Christelle Dabos développe la force de caractère d'Ophélie, son courage et sa détermination (des qualités primordiales au sein de son parcours initiatique périlleux), mais dépeint aussi avec justesse sa sensibilité, ses doutes et son ineffable humanité. Ses pouvoirs également – celui de lire le passé des objets en les touchant et celui de voyager en traversant les miroirs – demandent à la jeune fille une intelligence émotionnelle particulière, notamment par le contrôle de ses états d'âme et l'acceptation de son image.
Au contact des autres personnages, Ophélie va révéler sa candeur, mais aussi toute sa valeur. Destinée à un « mariage diplomatique » avec Thorn, un membre du clan des Dragons, Ophélie quitte son Anima natale pour se rendre au Pôle. Elle y rencontre des personnages complexes, ambigus, qui jouent toujours sur plusieurs tableaux : son futur mari Thorn, aussi froid et inhospitalier que son arche d'origine, révèle finalement un passé douloureux et un coeur dévoué ; Berenilde, la tante de Thorn, oscille constamment entre fragilité mélancolique, féminité orgueilleuse et autorité capricieuse ; Archibald, tantôt ennemi public numéro un, tantôt allié précieux, cache bien son jeu derrière son apparence miséreuse et sa réputation d'homme à femmes. La méfiance, l'inquiétude et l'antipathie se ressentent parfois à l'égard de ces habitants de la Citacielle, dans une société qui semble toujours receler une malveillance profonde et une hostilité tenace. La vraie nature de ces personnages finit tout de même par faire surface, à tel point que, dans un éternel mouvement de séparations, de déchirements et de retrouvailles, nous nous attachons irrémédiablement à eux comme aux membres de notre famille. Dans le déroutant troisième tome, qu'ils hantent par leur absence, Thorn, Berenilde et Archibald laissent même un sentiment de manque, qui ne sera comblé que par quelques apparitions éphémères.
Tout le charme de la Passe-miroir réside bel et bien là, dans son art de manier les faux-semblants et de dissimuler la vérité des choses dans les limbes du mystère. Durant ses périples à la Citacielle, la capitale des illusions, et à Babel, Ophélie, en véritable investigatrice, doit démêler le vrai du faux tout en faisant face à des rivalités, des convoitises et des menaces, sans jamais savoir à qui elle peut accorder sa confiance ou non. Victime idéale, petite marionnette manipulée par des instances puissantes, Ophélie traverse les épreuves sans broncher et, après moult humiliations (se déguiser en valet, subir tortures et bizutages, supporter l'attitude détestable de Thorn à son égard), parvient à dévoiler les mensonges, à dénoncer les pires hypocrisies et à faire tomber les masques. Dans un récit savamment structuré, qui prend le temps de poser ses intrigues et fait preuve d'une certaine maîtrise du suspense, de l'attente et de la révélation, La Passe-miroir, tant par la part d'ombre de son univers que par le dessein dangereux de sa protagoniste, révèle une noirceur et une violence assez étonnantes pour un roman adolescent, aussi tangibles et dramatiques que celles de Harry Potter.
Dans les trois premiers tomes de ce qui est désormais devenu une tétralogie,
Christelle Dabos s'impose comme une narratrice hors pair, par le développement rigoureux de son récit, par la psychologie fascinante de ses personnages et surtout par sa capacité à créer l'enchantement. Avec un style prenant et un vocabulaire riche, l'auteure déploie toutes les possibilités qu'offre la langue française et en joue avec une aisance déconcertante. Même si ses références sont multiples et parfois même inconscientes – on imagine Archibald en frère jumeau du Chapelier fou dans Alice au pays des merveilles, la relation Ophélie-Thorn évoque vaguement les romances de
Jane Austen, tandis que l'univers lui-même relève de la plus pure science-fiction -, l'auteure réussit deux choses essentielles pour entrer dans les mémoires : créer une héroïne à la fois commune et exceptionnelle, dont la timidité et le bon sens valent mieux que n'importe quel super-pouvoir pour survivre en milieu hostile, et donner vie à un monde tout droit sorti de son imagination, que le lecteur pourra s'approprier à sa guise. Il nous reste maintenant à espérer que le cinéma s'emparera de ce récit merveilleux, non seulement pour perpétuer le succès de
Christelle Dabos à travers les arts, mais aussi pour le plaisir de voir son incroyable histoire s'incarner sur un grand écran en couleurs.