MORAINES
J’ai cru rejoindre par instants une réalité plus profonde comme un fleuve la mer, occuper un lieu, du moins y accéder de manière furtive, y laisser une empreinte, y voler un tison, un lieu où l’opacité du monde semblait s’ouvrir au ruissellement confondu de la parole, de la lumière et du sang. J’ai cru traverser vivant, les yeux ouverts, le nœud dont je naissais. Une souffrance morne et tolérable, un confort étouffant se trouvaient d’un coup abolis, et justifiés, par l’illumination fixe de quelques mots inespérément accordés. Nous coïncidions hors du temps mais le temps pliait les genoux et si je ne le maîtrisais pas dans sa course, du moins commandais-je alors à ses fulgurantes éclipses… Je l’ai cru. Le battement de l’abîme scandait abusivement l’offrande de rosée au soleil, dehors, sur chaque ronce.
p.134
L’injonction silencieuse glisse à la surface des eaux, brille à la cime de l’herbe et affleure le mot quotidien. C’est la réponse, l’acquiescement qui tonne, le « oui » longtemps réprimé comme si son retard devait augmenter la charge, accroître l’ampleur de l’explosion et rendre irréversible le départ. Il tonne. Arbitraire déflagration, il jaillit de la gueule d’un quelconque canon dont le recul me jette à terre, ici, n’importe où, si je suis vivant. Ici, un lieu habitable à cet instant à cause d’une imperceptible fracture, de l’infime intervalle qui mesure ma liberté de mouvement et de don, pareil à quelque battement de coeur identifié soudain dont il serait la cause fugace. Si je cesse alors d’être exclu, séparé par quelque rempart transparent, c’est pour bouleverser ce que j’aime, saccager ce qui m’est offert, nouer en fagots les branches mortes pour le feu de ceux-là qui peut-être ne viendront pas. Car l’écriture ne nous rend rien. La consommation même est imparfaite.
PROXIMITÉ DU MURMURE
Seuil de son corps murmurant
ce livre
à la lampe je le dédie
à la lampe c'est-à-dire à la nuit
même dôme et même clarté
même indifférence et même
intimité vindicative
lampe et nuit insondables et proches
de la question que le calme infini
de dehors chuchote en l'étouffant
comme on se détourne d'un crime
ce livre je le casse en vous regardant
choses nues
malgré l'amarre souterraine
malgré le pas mortel
inaccoutumé
p.113
Tu ne m’échapperas pas dit le livre. Tu m’ouvres et me refermes, et tu te crois dehors, mais tu es incapable de sortir car il n’y a pas de dedans. Tu es d’autant moins libre de t’échapper que le piège est ouvert.
Les mots à contre-Nuit !
Ce qu'une autre m'écrivait
comme avec une herbe longue et suppliciante
toi, toute, en mon absence, là,
dans le pur égarement d'un geste
hostile au gerbier du sang,
tu t'en délivres
tel un amour qui vire sur son ancre, chargé
de l'ombre nécessaire,
ici, mais plus bas, et criant
d'allégresse comme au premier jour
et toute la douleur de la terre
se contracte et se voûte
et surgit en une chaîne imprévisible
crêtée de foudre
et ruisselante de vigueur
Malgré l'étoile fraîchement meurtrie
qui bifurque
— c'est sa seule cruauté le battement
de ma phrase qui s'obscurcit
et se dénoue —,
il est encore capable, lui, de soutenir
la proximité du murmure
Jean Frémon La Blancheur de la baleine éditions P.O.L où Jean Frémon tente de dire de quoi et comment est composé son nouveau livre "La Blancheur de la baleine" à l'occasion de sa parution aux éditions P.O.L et où il est notamment question de Michel Leiris, David Hockney, Emmanuel Hocquard, Bernard Noël, Alain Veinstein, Etel Adnan, Louise Bourgeois, Jannis Kounelis, Jacques Dupin, Claude Esteban, Samuel Beckett, Marcel Cohen, Jean- Claude Hemery, Jean- Louis Schefer, David Sylvester, Edmond Jabès à Paris le 2 février 2023
"Ce sont des écrivains, des peintres, des sculpteurs.
Aventuriers de l'impossible. Ce sont des bribes de leurs vies. Tous des chercheurs davantage que des trouveurs. J'ai eu le privilège de les côtoyer. Ce qu'ils poursuivent est ce qui toujours se dérobe. La grâce est une fieffée baleine blanche."
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