Babelio nous invite à "relever le défi" de la rentrée littéraire en lisant tout ce qu'elle lance sur les étals. Je me suis engagé à lire "Sans ombre" d'Ali Erfan et à en faire la chronique, que voici.
Ce roman paraît sans aucune indication de langue d'origine : il ne semble pas traduit du persan, alors que l'auteur a d'abord écrit dans cette langue en Iran, son pays natal, où il ne vit plus. On doit donc supposer, en l'absence de toute indication contraire, qu'il a rédigé ceci directement en français, puisqu'il est en France depuis 1981. Il serait donc l'un de ces auteurs très particuliers qui n'écrivent pas dans leur langue natale, mais dans une autre, apprise et conquise par un effort de volonté. Cela expliquerait peut-être l'extrême sobriété du style, sa prudence à jouer des registres de notre langue, non par ignorance, mais parce que le français lui reste une langue étrangère.
La présentation en quatrième de couverture est d'une grande sottise, mais elle est utile à réfuter pour bien caractériser le livre. Non, le cadre historique de la guerre Iran-Irak, entre la nouvelle République Islamique et l'Irak de Saddam Hussein, ne "vole pas en éclats", et non, il ne s'agit pas "de la guerre en général" : on n'est pas chez Edouard Louis. Il s'agit d'une guerre très particulière, très mystique, très iranienne et chiite, plus encore que sainte, où le Guide Khomeiny envoie au front des contingents entiers de jeunes adolescents prêts au martyre, identifiés à l'Imam Hussein martyrisé à Karbala. Il y a peu de "guerres en général" où l'état-major compte sur l'extermination de ses propres troupes pour les envoyer plus vite au paradis, sans le moindre projet stratégique ou tactique. Il y a peu de "guerres en général" où des lycéens fanatisés discutent théologie et poésie dans des trous en plein marais, la nuit qui précède leur mort volontaire et atroce par les balles ou les mines irakiennes. Ali Erfan, ici, s'appuie sur la très réelle apologie du martyre personnel que le chiisme iranien a développée au cours des siècles. Non enfin, l'écrivain ne "prête pas sa plume aux protagonistes" parce qu'il ne "sait plus si être écrivain se justifie" et non, il ne "recueille pas leurs paroles comme Galland a compilé les récits des Mille et une Nuits" (Galland a réécrit ces récits en français "galant", pudique, de 1701, et filtré les originaux avec soin). Erfan ne travaille pas du tout comme Lanzmann dans "Shoah" ou Soljenitsyne sur le Goulag : son roman a un vrai narrateur, de vrais personnages et une vraie intrigue, ce n'est pas une compilation de témoignages disparates. Le ton est toujours uni, légèrement surpris, souvent ironique, et l'on ne perçoit pas plusieurs narrateurs différents .
Donc, un jeune homme curieux, témoin enrôlé de force dans cette folle guerre, raconte (et ressent) les extases mystiques des futurs martyrs de quinze ans, les cérémonies de "fiançailles" de ces jeunes gens avec la mort, leur marche dans les champs de mines, l'exécution d'un véritable militaire qui aurait voulu faire cette guerre et la gagner. Il n'est pas assez "pris" dans le filet de la propagande mystique pour être fou lui-même et se rendre inapte au témoignage. Il rencontre des mollahs (peu flattés), de purs adolescents, un acteur employé à jouer l'Imam Caché sur son cheval (et il fait illusion, les gosses le prennent vraiment pour Lui), mille figures que son récit, minimaliste, rend encore plus extraordinaires, et parfois comiques. Le narrateur, qui parvient à s'en tirer un peu par hasard, réduit au mépris public de "déchet du front" (il n'est pas mort en martyr, donc il ne vaut rien) se résout à écrire cette guerre et à devenir écrivain. J'avoue que le style, à mille lieues de Céline ou de Guyotat, n'a rien fait pour me séduire, mais je recommande ce livre étrange, qui mérite d'être lu et critiqué par d'autres.
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Juchés sur un camion, deux volontaires distribuaient des pelles pour creuser de nouvelles tranchées. Ils prétendaient que le commandant en chef nous avait laissé le choix de préparer une tranchée individuelle ou collective, bien qu'on parlât sans cesse de l'unité des âmes et de nos armées... Il y avait (aussi) des volontaires qui, dans l'idée de mourir, excavaient le sol pour faire des trous comme des tombes, qu'ils appelaient "chambre nuptiale pour les amoureux de Dieu."
Mais peu importait le sens que chacun donnait à sa demeure passagère ; il devait creuser son trou dans la direction de La Mecque et non pas en fonction de l'ennemi qui était en face. Du coup le mollah de notre régiment, à l'aide d'une boussole, nous montrait l'orientation des sépultures.
pp. 71-72
(Le colonel Sharif, lors de son procès politique). "Je dis que la guerre est un fait : elle est inévitable, mais il faut en respecter les règles, respecter ses droits.
- Quelle règle, quel droit ?
- La guerre est l'affaire des militaires, non celle des volontaires et des simples citoyens qui marchent sur les mines ou qui, bourrés d'explosifs, s'avancent vers les troupes de l'adversaire.
- Vous allez très loin, colonel, dit le juge. Nos héros se sacrifient pour Dieu.
- Oui, monsieur. C'est en effet une forme d'héroïsme, mais n'oubliez pas qu'en se tuant pour tuer l'autre, on fait le premier pas vers le terrorisme."
p.189
L'incompréhensible, c'était leur triste manière d'exprimer la joie spirituelle. Ils pleuraient à chaque occasion, comme s'il n'était d'autre façon d'aimer que d'être malheureux. Ils croyaient avoir trouvé l'exacte et unique vérité. En les écoutant, j'avais l'impression que la vie était plus horrible que toute mort ; que le corps devait passer de la vie terrestre à la grande vie éternelle, qu'on devait tendre vers une vie intemporelle. Pour eux, la vie n'était qu'un rêve, et là, on s'éveillait à la mort.
Mais je ne parvenais pas à concevoir que l'on pût à ce point faire l'éloge de la mort.
p.151
[
Ali Erfan : Adieu Ménilmontant]
Au
café "Le Rostand", à Paris,
Olivier BARROT reçoit
Ali ERFAN pour la présentation de son dernier
roman, "Adieu Ménilmontant". Banc-titre page de couverture
du roman.