Eheh, bon d'accord, ce livre est un drôle de foutoir et l'on peut comprendre que certains éprouvent quelques réticences à sa digestion. Ces carnets furent rédigés en 1956 et 1957 alors que Eroféiev vient d'avoir dix-huit ans. Il est fou de poésie, exerce une indéniable fascination sur son entourage et semble avoir comme principale préoccupation de se rendre totalement irrécupérable au plus vite. Rappelons que nous sommes quelques années après la mort de Staline et qu'un vague air de liberté traverse temporairement la société russe. On ne peut pas s'abstenir de faire le parallèle avec la geste de révolte de beaucoup d'autres jeunes gens dans le reste du monde en cette époque particulière. Révolte souvent abreuvée de poésie et d'alcool qui, à quelques exceptions prêts et faute de dépassement, finit par se perdre dans le conformisme de la société marchande en pleine expansion. Mais Eroféiev, lui, ne faisait pas mine et n'avait pas l'intention de s'arrêter en si bon chemin , tout à fait décidé à assumer toutes les conséquences de son refus plutôt que de s'intégrer à un mode de vie qui lui restera toujours profondément étranger. le chant de cette voix là est âpre et peu aimable; il contient pourtant plus de vérité que celui de tous les chantres de l'adaptation.
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Je me demande quand même pourquoi personne n'a encore accroché une guirlande de roses jaunes au toit de ma maison. Ils pensent que je n'ai pas de maison, mais ce n'est pas une raison. C'est vrai que je n'en ai pas; d'ailleurs je n'ai rien du tout. Mais j'ai quand même une maison, j'ai même accroché aux fenêtres des rideaux violets...
(...) C'est d'ailleurs la seule chose qui la décore. Tout le reste, je l'ai vendu depuis longtemps pour ne pas mourir de faim ... Je n'ai gardé que cela ... Les rideaux violets, c'est la dernière chose ...
Car, si je les enlève, tout le monde pourra voir que c'est vide ... qu'il n'y a rien ... Et pourtant, il y avait sans doute ... Il y avait sans doute quelque chose ...
Erofeïev passa tout le mois de février à dormir et esquissa en rêve les piètres perspectives d'évolution de son état.
Dès les premiers jours de mars, Erofeïev, entreprenant par nature, se lassa à l'évidence de ces stériles "esquisses de perspectives" et préféra passer à l'action.
A la mi-mars, Erofeïev se mit tranquillement à boire sans dessoûler.
A la fin du mois de mars, il se mit tout aussi tranquillement à fumer cigarette sur cigarette.
Le saint mois d'avril, Erofeïev l'accueillit avec le même encens et la même eau bénite, dans des proportions, certes, augmentées.
Eh ! Eh! On dirait qu'il y a du prrrogrès !
Du progrrrès dans le choix des compliments !
Le 6 octobre :
"S-s-s-salaud!", en traînant de manière cauchemardesque sur la première sifflante, une crispation inimaginable et une expression de terreur absolue perceptible même dans l'obscurité la plus totale...
Le 9 novembre :
"M-mi-sérable!", en restreignant quelque peu les possibilités de la mimique et avec un tremblement émouvant de la voix...
Le 27 novembre :
"Vaur-rien!", accompagné du passage traditionnel à la position verticale, d'un regard assassin et de quelques pas en direction de la porte...
Le 6 décembre :
Un simple et laconique "Gredin!", les pupilles rétrécies par la colère.
Du 10 février au 30 avril, l'Opinion publique m'a inexorablement poussé du pied dans je ne sais quelle direction, et moi, je n'ai fait que me retourner et marmonner entre mes dents : "Mais enfin, arrêtez..."