Pendant longtemps, personne ne connaissait
Camille Claudel. Ignorée, oubliée, mise au placard, comme beaucoup de ces femmes qui voulaient se faire une place dans un monde d'hommes. Et soudain, on l'a redécouverte. Ils sont nombreux, les ouvrages qu'on lui a consacrés : biographies, romans, bandes dessinées, films... La liste est longue. On peut donc se demander ce qu'il y a à dire de neuf sur cette artiste.
Colette Fellous relève pourtant le défi. Elle la place au centre d'une nuée d'hommes et ne va pas se contenter de la banale relation d'une vie, abordée en ordre chronologique.
A la première page, Camille a « quarante-neuf ans, son temps se fige, elle ne sculpte plus, elle attend qu'on vienne la délivrer. » A partir de ce moment, Camille va décliner, « elle ne fait qu'attendre, immobile, enfermée dans une maison de santé près d'Avignon, elle rôde, écrit des lettres qui n'arriveront jamais à leurs destinataires (…) elle guette dans le jardin (…) elle attend que son frère lui fasse la surprise de venir. » C'est triste. Cette vie de vide va durer trente ans, avant une mort affreuse. Et pourtant,
Colette Fellous termine ce chapitre par « ce livre, je l'écris pour elle ».
Au fil des pages, on progresse par bonds en avant, en arrière.
Camille Claudel se dévoile de façon très originale, très différente de tout ce que j'avais déjà lu la concernant. Car l'auteur donne l'impression d'avoir voyagé dans le temps et d'avoir pu rencontrer son sujet. Elle ne lui parle pas. Elle l'observe, tantôt en la fixant dans les yeux, tantôt de loin, à travers une fenêtre, sur un banc de jardin, cachée derrière un arbre penché, perdue dans la foule. « J'ai envie de la suivre, de marcher près d'elle, tout près d'elle, de m'approcher de son visage et de la regarder très attentivement. »
Ici, le lecteur découvre Camille dans son atelier, prise d'une grande fièvre créatrice, plus loin, elle est désespérée, elle brûle des esquisses, détruit ses plâtres.
A d'autres moments, elle est entourée de sa famille : une mère qui ne l'aime ni ne la comprend, un frère avec lequel elle a entretenu une telle complicité et qui l'abandonnera pourtant à un sort terrible.
Parfois, on la découvre amoureuse de Rodin, en admiration, en adoration face à cet homme qui fut son maître avant d'être son amant. Plus loin, elle le déteste, l'agonit d'insultes, le rend responsable de tous les malheurs qui l'accablent.
Colette Fellous place en résonance l'oeuvre de
Camille Claudel avec celle d'autres artistes. Il y a Paul, son frère, bien sûr, mais aussi une nuée d'écrivains, de poètes, de musiciens. Comme Mallarmé ou
Claude Debussy.
Camille Claudel est toujours en train de tirer le diable par la queue. On dirait que, quels que soient le jour ou l'année, il lui manque toujours mille francs. Son prénom devient « K-mille ».
Puis, nous pénétrons à sa suite dans l'univers atroce, carcéral des hôpitaux psychiatriques. C'est sa mère au coeur dur et son frère, qui se dit si chrétien, qui l'y ont fait enfermer. Je ne comprends pas comment on a pu l'abandonner à une telle solitude, une telle déréliction. Louise-Athénaïse, la mère, a expressément interdit qu'on lui remette du courrier ou qu'on envoie ses propres missives à leurs destinataires. Elle ne peut recevoir la moindre visite, hormis deux : la mère et le frère. Et pourtant, elle ne lui en octroiera pas une seule. Paul « lui aura rendu visite sept fois en trente ans. Sa dernière visite un mois avant s
a mort, date de septembre 1943. Ils ne s'étaient pas revus depuis le mois de juin 1930, mais
Camille L avait attendu jour après jour. » Pour moi, dont la famille est au centre de mes préoccupations, une telle attitude est incompréhensible. Surtout de la part d'un fervent catholique, censé pratiquer la charité chrétienne. La mère et le frère me choquent profondément. Si encore ils s'étaient souciés de lui procurer un peu du plus élémentaire confort. Mais non. Pendant que le « grand auteur » parade dans les ambassades, les salons, les théâtres prestigieux, sa soeur, misérable, écrit : « Je suis forcée de me mettre dans ma chambre où il fait tellement glacial que j'ai l'onglée, mes doigts tremblent et ne peuvent tenir la plume. Je ne me suis pas réchauffée de tout l'hiver, je suis glacée jusqu'aux os, coupée en deux par le froid. J'ai été très enrhumée. » Qu'a-t-elle fait pour mériter un tel traitement ? Moi qui ai le froid en horreur, je tremble en lisant ces lignes, j'en ai les larmes aux yeux. A croire que ces parents sans coeur espèrent la voir succomber à ces mauvais traitements, comme « une de [ses] amies (…) qui est venue s'échouer ici [et] a été trouvée morte de froid dans son lit. »
L'auteur se tourne aussi vers des cas étudiés par la psychanalyse et met en parallèle Camille et une patiente qu'on nomme « Aimée », afin de comprendre pourquoi sa mère la rejette avec tant de cruauté.
Tout le livre est parsemé d'évocations des oeuvres de l'artiste, que
Colette Fellous analyse et met en rapport avec des épisodes de la vie de leur créatrice. (On regrette de ne pas mes avoir sous les yeux pendant la lecture. )
Quand vient le moment de clore cet essai,
Colette Fellous fait ressentir à quel point elle s'est impliquée dans ses recherches, de sorte qu'elle a eu l'impression de connaître Camille personnellement. Et, contrairement à cette mère et à ce frère au coeur de pierre, elle éprouve pour elle une sincère affection : « Je ne sais pas comment la quitter maintenant, je ne peux pas la laisser là, dans le bureau du Docteur Truelle, seule, désemparée, à regarder ses mains, les yeux fermés. »
Elle a parsemé son récit de petites scènes intimistes qui me plaisent beaucoup. Son style est entraînant, virevoltant : « Valse noire, de terre, de plâtre, de marbre, d'onyx ou de bronze, démarche trébuchante, valse brillante, valse folle qui continue à faire entendre ses pas, ses tremblements, son pouls, sa grande énigme. » « Regarder aussi ses mains, ses robes, ses chapeaux, ses capelines, ses cols de dentelle, ses rubans dans les cheveux, ses yeux surtout, si bleus, si tristes, si beaux. »
Ses mots, j'ai eu l'impression de les entendre chuchotés, criés, accompagnés d'une musique tantôt sourde, tantôt vive, tantôt lente, tantôt tourbillonnante. Son livre m'a beaucoup plu, touchée, émue, révoltée et je remercie l'opération Masse critique de Babelio, ainsi que les éditions Fayard de m'avoir permis de le découvrir.